Royaume-Uni / Suède / Danemark / Irlande, 2011
Note : ★★★ ½
Le long-métrage Perfect Sense, réalisé par David Mackenzie et sorti en 2011, présente une histoire qui prend place au coeur d’une épidémie, contexte renvoyant inévitablement aux tourments actuels. Portrait d’une oeuvre qui porte en elle des émotions à la fois grandioses et dévastatrices.
Perfect Sense met en scène l’histoire d’amour prenante qui se déroule entre les personnages de Michael et de Susan, brillamment interprétés par Ewan McGregor et Eva Green, ainsi que la présence oppressante du contexte d’une maladie qui se répand partout dans le monde privant les êtres humains de leurs sens, leur retirant ces derniers l’un à la suite de l’autre. Le film rend compte de ces pertes drastiques par une représentation crue de la nécessité des facultés sensorielles, et présente un monde chaotique, en parfaite agonie, mais qui continue. Le film nous fait voyager partout dans le monde, nous fait voir d’autres populations, des communautés qui, dévastées ou non, continuent d’exister dans la noirceur du voile jeté par la maladie. Il nous montre que chaque sens renferme sa part de mémoire, et que c’est cette mémoire qui nous quitte en même temps que la faculté en question.
Il est important de mentionner que l’ennemi est ici invisible : ils se battent contre une maladie qui ne porte pas d’identité concrète. Il n’y a rien à mépriser, aucun détail auquel se raccrocher, il n’est même pas certain que ce soit une épidémie, car la transmission n’est jamais confirmée. Les gens portent parfois le masque, on ne sait pas de quoi on se protège, mais on cherche à continuer à vivre comme si l’absence du sens en question ne changeait rien aux moments vécus. L’ennemi n’importe pas vraiment, ce qui importe c’est ce qu’il enlève à l’être humain. Comment réaliser une ode à l’importance des cinq sens? En les retirant au sein même de l’une – si ce n’est de la grande expérience sensorielle : l’amour. Michael et Susan vivent l’amour dans la perte de ce dont toute entité vivante est, a priori, dotée. Leur rencontre s’explore par le biais de la disparition d’une partie de l’inné.
L’aspect le plus intéressant que renferme le film est probablement que le sujet réel de ce dernier ne soit pas l’épidémie. Il ne s’agit pas d’un film catastrophe, loin de là. Le film s’ouvre en nous introduisant les personnages de Michael et de Susan alors que leurs réflexions et discussions gravitent autour de la thématique de l’amour. Ces deux personnages se rencontrent et, sans dire que l’épidémie soit accessoire à leur rencontre, il s’agit ici de prendre le temps de déplier les deux, avec une sensibilité qui efface la stupeur que peuvent engendrer les revirements de situation qui seraient advenus dans un film catastrophe. Michael est cuisinier et Susan épidémiologiste : ils ont ainsi tous les deux un pied direct dans les causes et les conséquences de la propagation, elle en termes de recherche et d’analyse du virus et lui en ayant une profession directement liée aux facultés sensorielles que sont le goûter et l’odorat. Ce contexte permet de ne jamais trop quitter les problématiques mondiales, même lorsque leur amour apparaît clairement comme le noyau du film, noyau mettant de l’avant la fonction poétique des sens émanant de l’absence même de ces derniers.
Si le film est constamment appuyé par un ton mélodramatique que nourrissent la narration de Susan ainsi que la trame sonore de Max Richter (qui a notamment signé la trame sonore de Never Look Away, écrit et réalisé par Florian Henckel von Donnersmarck et sorti en 2018), ce n’est que pour offrir un film rythmé qui ne passe pas par quatre chemins pour présenter son propos. Perfect Sense affiche ses couleurs d’entrée de jeu : le spectateur entame le visionnement d’une oeuvre qui aborde son sujet de front, et il n’y aura pas de moments véritablement légers. C’est dit. L’illustration de la naissance d’un amour via la désagrégation du monde tel que nous le connaissons et le ressentons est désarçonnante. Paradoxalement, si l’amour donne un sens à la vie, le sentiment se révèle aux personnages alors que les sens s’éclipsent de leur existence l’un après l’autre.
Mackenzie n’est certes pas le premier cinéaste à exploiter le contexte de la perte des sens, mais la saveur de Perfect Sense, celle qui ne présente rien de la science-fiction, mais bien d’une réalité comme la nôtre, secouée par la violence d’une épidémie, présente la fondation de l’expérience sensorielle qu’est la vie.
Le film possède l’allure d’un hommage au sentiment, individuel et collectif, qui garde en vie lorsque la vie perd de sa saveur innée. Comment goûter et sentir l’existence lorsque la faculté de le faire nous est retirée? Chaque perte de sens est présentée comme un deuil à part entière, comme si les êtres étaient en mesure de ressentir intérieurement l’imminence de la perte d’un aspect de leur vie telle qu’ils la connaissent et la vivent depuis la naissance. La scène où Michael et Susan prennent un bain en mangeant de la crème à raser et du savon avant d’aller boire du vin, fumer des cigarettes et danser dans un club est une succession de moments cinématographiques prenants où il semble réellement possible de vivre pleinement sans la faculté de sentir ni de goûter, alors que les protagonistes voguent sur ces différentes formes d’ivresse. Cette scène est d’une intensité telle qu’il est permis de se demander si l’émotion vibrante qui s’en dégage ne parviendrait pas, justement, à rendre compte d’une expérience humaine aussi forte que si le jeune couple était toujours pourvu du sens du goûter et de l’odorat. Est-ce possible?
Si le rythme du film peut sembler effréné et apporter une certaine superficialité à l’ensemble, le duo d’acteurs que forment Ewan McGregor et Eva Green vaut à lui seul le détour. Leur histoire est riche et nuancée, et leurs personnages le sont tout autant. Ils ressentent la présence l’un de l’autre, ils ressentent l’amour qu’ils partagent, mais demeurent prisonniers d’un contexte qui ne leur apporte rien d’autre que les émotions liées à la perte. Ils ne sont pas totalement absorbés l’un dans l’autre ; ils sont plutôt perdus dans ce qu’ils peuvent vivre de ces instants où la notion d’identité se veut de plus en plus vague, dans un monde où la cause est un mal invisible et où la perspective du futur revêt le visage d’une humanité dénuée d’une partie de sa signification intrinsèque. Mais Perfect Sense ne se déroule à nul autre moment que dans l’instant présent : il ne fait qu’ouvrir une porte sur cette dystopie troublante et émotive pour ensuite la refermer de la plus touchante des manières, laissant la quête de réponses aux films qui divertissent plus qu’ils ne font vibrer.
Bande-annonce :
Durée : 1h32
Crédit photos : Virtual History
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