Paterson : La routine, réconfort cyclique

France, Allemagne, États-Unis, 2016
Note : ★★★★ 1/2

Paterson est le 12e long-métrage d’une des plus grandes figures de proue du cinéma d’auteur américain, l’irremplaçable Jim Jarmusch, qui nous livre ici une œuvre à la fois parfaitement maîtrisée tout en étant en décalage de son temps. Si les années 2010 ont été marquées par le flux constant d’images de synthèses toujours de plus en plus spectaculaires, il semble que le réalisateur voulait ici permettre un répit au public, pour ceux et celles, comme le personnage principal, qui se contentent de simplicité et de candeur. Il suffit de prendre l’affiche du long-métrage, exposant dans une grande modestie le couple du film (Adam Driver et Golshifteh Farahani) paisiblement endormi, l’un blotti contre l’autre. Rien n’est ici tape-à-l’œil, même attirant. Pourquoi ce choix alors? Qu’a-t-il essayé de transmettre ? Serait-ce une invitation à aller dormir un petit deux heures avec eux? Peut-être.

La romance pour Jarmusch

Parce que oui, comme avec son précédent film Only Lovers Left Alive (2013), il s’agit bel et bien d’un film d’amour, caché sous des allures et des codes allant parfois dans le sens contraire de ce que nous pourrions espérer d’un film romantique. L’heure n’est pas au déchirement émotif, ni à la tromperie ou même à la fuite, et encore moins, dans  l’excès d’un amour inconditionnel, passionnel ou interdit. Ce que le réalisateur met en scène ne va pas dans le canevas pour la plupart du temps exploité par Hollywood, où les relations amoureuses sont soit un état à atteindre pour accomplir une certaine destinée émotive ou bien les incommodités des incompatibilités entre deux personnes. De fait, nous pouvons lire dans Paterson une certaine admiration qu’éprouve le réalisateur envers l’archétype presque conservateur de la figure du couple, s’articulant comme refuge pour les personnages.

Lorsque nous pensons au cinéma de Jarmusch, nous pensons surtout à un style, une patte précise. Que ce soit par son obsession parcimonieuse pour le détail minimaliste, que dans sa mise en scène éprouvée, basée sur un modèle d’écoute et d’une certaine nonchalance qu’éprouvent ses personnages vis-à-vis le reste du monde. Nous retrouvons dans Paterson cette même recette, cette fois-ci plus aseptisée, plus gentille, plus vieillissante peut-être, mais loin d’être insipide. Comme il l’a toujours fait, Jarmusch n’hésite jamais à entrer en dialogue avec son époque, de réfléchir à l’accélération de la vie moderne et technologique en répondant que le quotidien a suffisamment d’actions pertinentes pour remplir un film (et ce n’est pas du Akerman, loin de là) . 

En raison d’un scénario s’articulant sous la tutelle du slice of life, le réalisateur ne s’égare néanmoins jamais pour intégrer des propositions de conflits ou de risques de destructions du couple. C’est à se demander si Jarmusch n’aurait pas une vision de la relation conjugale dédiée à ne jamais se terminer (en pensant une fois de plus à son film de vampire). Malgré l’aspect mondain, presque naïf et feel good du film, ne faisons pas abstraction du genre auquel le long-métrage peut se rapprocher, avec certaines réserves évidemment : la comédie romantique. Le réalisateur, fidèle à ses habitudes, reprend certains codes sans jamais s’intégrer ou même se soumettre aux normes imposées dudit genre cinématographique. Dans ce cas, Jarmusch s’approprie certains fondements de la romance en concentrant le couple comme noyau du récit, du moins pour la vie des personnages. Le couple conjure ici une stabilisation, un nœud auquel les personnages peuvent s’accrocher, se supporter mutuellement dans les travers du quotidien. Que ce soit les rêves d’être chanteuse country de Laura (Farahani) ou la poésie secrète de Paterson (Driver), leur vie respective finit toujours par se retrouver. Même si leur rapport mutuel demeure étrangement individualiste. 

En effet, malgré que leurs vies soient basées sur le partage commun d’un même espace et amour mutuel, leurs rêves et aspirations demeurent, individuellement, jamais pour leur couple. Rares sont les moments où parlent de passé partagé, d’un futur prometteur avec voyage, carrière et enfants. Leur vie amoureuse, aussi fusionnelle et respectueuse qu’elle ne paraît, semble s’éterniser dans une continuité infinie du surplace. Sous un ton candide, le réalisateur cache peut-être une certaine angoisse face aux normes conjugales. Un des seuls moments où ils mentionnent un projet d’avenir, se trouve dans le premier dialogue du film. Laura, à peine réveillée, les yeux encore clos, confie qu’elle a rêvé qu’ils avaient des enfants, des jumeaux. Elle lui demande alors si cela le dérangerait, d’être parents de jumeaux. Paterson répond, tout aussi endormis, que non, pourquoi pas, cela leur en ferait chacun un. Même dans cette subtile introduction, Jarmusch vient séparer ses personnages, littéralement par le plan où une ligne qui divise l’écran en deux lors de leur réveil délimite le monde respectif de chacun. La structure du récit qui suivra se pose sur le même modèle de vie distincte, sans être opposé, mais néanmoins hétérogène.

Le quotidien, l’échappatoire des amants

Le film ouvre sur le couple entrelacé. Ils dorment, face à face, paisiblement; c’est lundi matin. Leur position rappelle les fameux amoureux de Valdaro, ces deux squelettes étendus amoureusement vieux de 6000 ans, retrouvés en Italie en 2007. La symbiotique tranquille, l’union silencieuse, la petite mort symbolique de ceux qui se le permettent. Paterson se réveille sans sonnerie, le cadran routinier biologique. Ils parlent de leurs rêves, ceux de leur imagination, ceux d’un monde où il se passe réellement des choses. Il se lève pour s’habiller ailleurs, pour laisser son amoureuse dormir. Il déjeune en silence, un bol de céréales en forme de zéro, rappelant les motifs que Laura peint sans relâche, d’une journée à l’autre sur les murs de leur maison. Il regarde une boîte d’allumettes. En chemin vers le boulot, un poème lui vient en tête, un poème d’amour, sur lesdites allumettes. La journée commence, il est chauffeur d’autobus. Il écoute des conversations, amusé. Le soir, le couple parle de leur journée et du souper. Il va faire marcher le chien. Il va au bar du coin ;  « Same old, same old », dit le tenancier (Barry Shabaka Henley). 

Cette même formule se répétera le reste du film, variant de positions le matin, ou de rencontres éphémères durant la journée. La platitude du scénario évite toute de même la fadeur, en nourrissant notre intérêt dans ces petits détails a priori banals (chaque jour, sa paire de jumeaux) et nous transmet ce sentiment qu’il peut toujours arriver quelque chose, de vrai, de surprenant, et ce, à tout moment. Le bus tombe en panne, l’homme du bar fou amoureux d’une femme qui ne l’aime pas tente de se suicider, les voyous dans leur grosse voiture s’arrêtent pour complimenter son chien. 

Jarmusch s’amuse à surprendre, toujours à sens contraire du cinéma dit spectaculaire, en explorant un univers dans le très petit et l’anodin, presque dans l’anecdotique plutôt que dans un schéma à rebondissements. Le patron (Rizwan Manji) se plaint de ses travers, sa vie semble déborder d’inconvénients, de problèmes financiers et conjugaux. Paterson l’écoute, sachant qu’il ne peut rien y faire. Sa vie, méticuleusement stable, le satisfait. La routine ne s’applique pas dans ce cas-ci comme une forme d’aliénation ni même d’autopilote pour des hommes et des femmes qui aimeraient avoir plus. Leur vie, constituée de rites répétitifs, n’est pas une cage, mais bien une façon de garder pied dans un monde où tout va trop vite. Cette vision ne s’approche en aucun cas d’une forme de misonéisme, mais glorifie en quelque sorte l’acception de ce que l’on a, même si petit et quotidien . Les dialogues dans l’autobus, les gestes affectueux le matin, les mots doux dans les boîtes à lunch et la poésie de trottoir rappellent que derrière la petitesse apparente de la vie journalière, il s’y cache un havre de confort.

 

Bande annonce originale :

Durée : 1h58

Crédit photos : Métropole Films

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