Rwanda/Belgique/France, 2019
Note : ★★★★
Publié en 2012, Notre-Dame du Nil, est un roman autobiographique de la rwandaise Scholastique Mukasonga qui s’est vue remettre le Prix Renaudot pour ce quatrième ouvrage. Après un voyage au pays des mille collines, l’auteur et réalisateur afghan Atiq Rahimi a décidé d’adapter cette histoire au cinéma avec tout le poids historique et la délicatesse que cela requérait. Dans une imagerie empreinte de chimères et de mystères, il nous livre un film tout en délicatesse qui analyse et retranscrit avec beaucoup de pudeur, l’horreur insidieuse qui s’est propagée aux quatre coins d’un pays pourtant si radieux.
Perché sur une colline dans la forêt dense et brumeuse de Nyungwe, Notre-Dame du Nil est un lycée catholique qui, près des sources de l’immense fleuve égyptien, accueille en son sein les jeunes filles de la bonne société rwandaise appelées à devenir des épouses parfaites, des mères modèles et des croyantes exemplaires. Elles partagent tout. Du simple dortoir aux questionnements bien de leur âge qui les font rêver au-delà des barreaux de leur cage dorée. 11 ans déjà que l’indépendance du pays a été proclamée. On est en 1973. Issu d’une politique ségrégationniste, un quota ethnique limite à 10% le nombre d’élèves Tutsi dans l’institut religieux, exhortant l’inimitié latente à sourdre inexorablement. Malgré la magnificence de la nature avoisinante, silencieuse et apaisante, les prémisses du génocide à venir s’éveillent peu à peu dans l’inconscient collectif d’un Rwanda qui aurait préféré les laisser dormir.
Autant en emporte le sang.
Bien qu’elle ait écrit une fiction, Scholastique Mukasonga raconte et s’inspire de sa propre histoire pour dépeindre le climat de tension qui régnait dans son lycée de jeunesse. Tout comme Virginia (un des personnages du film), elle est l’une des rares élèves Tutsi à avoir eu le droit de rejoindre les bancs d’une école. À l’âge des premières amours, Scholastique n’a pour seul désir que celui de fuir les discriminations dûes à son rang. Elle goûte aux affres de l’humiliation en se faisant traiter d’inyenzi (cafards en kinyarwanda) lors d’altercations acrimonieuses d’une triviale itération. Dès 1959, les premiers pogroms font rage, ce qui l‘astreint, seule, à dominer ses peurs face au carnage de ceux perpétrés lors du génocide populaire de 1973. Du haut de ses 16 ans, elle fuit son Rwanda natal pour le Burundi avant de rejoindre la France en 1992. C’est alors dans un devoir de mémoire qu’elle a par la suite endossé la responsabilité de témoigner de son passé chargé, en hommage à ceux restés, à ceux tombés. Le 6 avril 1994, le monde entier découvrait l’innommable sauvagerie de l’Homme, à l’instinct bestial primaire, dès lors destitué de toute humanité. Morts parmi des milliers, les parents de l’écrivaine n’ont cessé de l’accompagner dans son processus d’écriture. « Tu seras notre mémoire » lui disaient-ils. Pour elle, il était important de « Vivre ou plutôt ne pas mourir pour pouvoir raconter » et se libérer de la culpabilité du survivant.
Quand Atiq Rahimi prend connaissance de ce récit, il hésite d’abord à le porter à l’écran, soucieux de respecter le sujet si sensible de cette autofiction se déroulant dans un pays dont il connaît peu de choses. À l’instar de l’écrivaine, il a pourtant déjà vécu la guerre, celle d’Afghanistan, lui permettant de comprendre la psyché et l’état d’urgence dans laquelle les personnages se retrouvent constamment confrontés. De plus, ayant lui-même écrit deux romans qu’il a également adapté au cinéma (Terre et cendres et Syngué sabour.Pierre de patience), la préparation de son travail en amont lui a permis de mieux s’imprégner en toute légitimité de la culture rwandaise. Ainsi, il a très vite compris les enjeux qu’il fallait aborder, des questions ethniques aux disparités religieuses, afin de libérer une parole embastillée dans la noirceur et ne plus avoir peur de scander la vérité. Pour ce faire, il lui a fallu s’éloigner du caractère autobiographique du roman, de façon à créer un univers analogue à sa propre personnalité. Le film est alors composé de 4 parties distinctes précédées d’un carton en kinyarwanda pour chacune (Innocence, Sacré, Sacrilège et Sacrifice). À l’orée du réel, le réalisateur mêle légendes et mythologie dans une description onirique de la nature (voix off), rappelant l’approche philosophique de Terrence Malick (La ligne rouge,1998) qui se plait à la filmer en contre-plongée. Magnifiée par la photographie pittoresque de Thierry Arbogast, la pureté de son éclat dégage, dès le prologue, une douce quiétude qui accentue la violence à venir, en alternant le rêve et la mémoire, dans des images de terreur laissant présager du pire.
Dès le générique, le metteur en scène nous présentent les jeunes filles endormies. Elles sont là, silencieuses et rêveuses, à partager la placidité d’un dortoir où leurs idoles semblent se répondre sur des murs remplis d’insouciance. De Marilyn à James Dean, de Johnny à Jane Birkin, elles s’imaginent l’après et songent à l’ailleurs, celui du monde des blancs. Elles vivent dans une communauté paisible et bien rangée dont le désordre premier consiste à se bagarrer avec des oreillers. Cependant, sous le joug de religieuses bien pensantes, elles portent l’uniforme, d’un chemiser blanc sur une jupe beige, à une robe kaki boutonnée dans le dos, corsetant leur liberté de mouvements et de pensée. Il n’y a qu’à voir le sort réservé à leur camarade Frida lorsqu’elle tombera enceinte, hors mariage, du fils d’un ambassadeur. Ni son rang, ni sa classe ne pourront la sauver d’un avortement forcé, charcutée afin d’éviter que ne s’abatte sur elle, comme sur la communauté, l’opprobre pour avoir péché. À ce moment-là le réalisateur met en lumière l’instrumentalisation de la religion qui va, subrepticement, diviser les jeunes filles. Entre chien et loup, le tonnerre gronde et le vent dissipe quelques nuages sur la terre de leurs ancêtres où, toutes vêtues de blanc, elles se rassembleront une dernière fois, pieds nus, pour rendre hommage à leur amie disparue dans une danse salutaire exutoire à leur colère. Le microcosme angélique des bonnes sœurs tourne au cauchemar. Finie la candeur, finie la rêverie. Place à l’horreur. Même l’image abandonne toute forme d’esthétisation. La lumière s’assombrit, le cadre bouge et devient fébrile. L’équilibre est rompu à Notre-Dame du Nil.
Assurément, la véritable force du film n’est pas de relater avec précision la sombre réalité, mais plutôt d’apporter une réflexion, segment après segment, sur l’introduction de la violence dans des sociétés qui se croient, à tort, protégées d’une telle iniquité. Comment passe-t-on du statut d’élève à celui de victime? D’une communauté religieuse respectueuse à une vindicte populaire appelant à la « désinsectisation »? (on ne voue subitement plus de culte à la statue de la Vierge Marie en raison de son « nez Tutsi »).
C’est à travers le personnage de Gloriosa qu’Atiq Rahimi nous donne des éléments de réponses. Fille de ministre Hutu, c’est une manipulatrice commandée par un caractère frondeur, capable de mentir et faire de la délation pour mener à bien ses plus vils desseins. Malgré l’uniforme et l’éducation religieuse sensés mettre les filles sur un pied d’égalité, il est inconcevable pour elle que Hutu et Tutsi se mélangent et partagent les mêmes droits. Elle ne s’en cache pas et croit prêcher la bonne parole en répandant des rumeurs. D’ailleurs, le film souligne la peur des gens qui se rangent facilement du côté de ceux qui parlent fort. Soudainement, tout devient prétexte à rejeter et stigmatiser l’Autre pour préserver son bien être, sous couvert d’une soi-disante supériorité qu’elle s’est elle–même accordée. L’Autre est différent, coupable de l’être sans le vouloir. C’est le miroir de ses peurs les plus intrinsèques. Le détester lui permet de gagner en confiance et cette confiance exacerbée lui confère, au fond d’elle, une certaine légitimité à continuer. Gloriosa, c’est le vers dans le fruit, ce fruit qui pourrit de l’intérieur.
C’est dans ce contexte-là que le personnage de Monsieur de Fontenaille (campé par un énigmatique Pascal Greggory) s’est créé, à travers les reliquats d’un colonialisme prégnant. Il est important de préciser que les Hutu, les Tutsi et les Twa sont issus de la même ethnie, parlant la même langue sur un même et seul territoire qu’ils partageaient autrefois en harmonie. Il n’y avait pas de différences entre eux si ce n’est celles d’ordre économique ou professionnelle. Il a fallu que les premiers colons allemands débarquent vers la fin du XIXème siècle pour que la donne soit changée. D’un coup, le peuple rwandais se retrouve séparé selon des critères ethniques fallacieux pour servir les intérêts de missionnaires étrangers à leur culture. Deux photographies le montrent parfaitement chez M. de Fontenaille où, la première représente chaque clan les uns à côté des autres et la seconde, un allemand mesurant le nez d’une personne.
Je n’ai Dieu que pour toi.
Au détour d’une promenade, loin d’être fortuite, le planteur blanc passe saluer les jeunes demoiselles du lycée et s’empresse de croquer le portrait de Véronica, comme on croque une pomme à pleines dents, avec le désir de s’abandonner au plaisir. Car Véronica l’inspire. Elle est pour lui la réincarnation d’une reine mythique, légende des pharaons noirs qu’il souhaite sauver de l’oubli. Et pourtant, dépourvu de mauvaises intentions, il initiera malgré tout une jalousie au sein du groupe de filles. C’est en ce sens qu’il lui incombe, comme à tant d’autres, la responsabilité d’avoir sacralisé une partie de la société rwandaise. Sans mesurer l’impact de son geste, son ignorance va coûter la vie à de nombreux innocents.
Alors que le mois d’avril marque la triste commémoration du génocide rwandais (déjà 26 ans), force est de constater qu’années après années, la réconciliation entre les gens s’est faite dans une bienveillance exemplaire, loin des clichés alimentés par les images de guerre. Dorénavant, on étudie à l’école l’histoire du pays, sans masquer les atrocités commises pour éviter tout négationnisme. S’il est de bonne augure de se relever et d’arriver à se tourner vers l’avenir, il convient de savoir mettre des mots sur les blessures pour comprendre les erreurs du passé que l’on ne souhaite pas reproduire. Dans ce long processus de réhabilitation, 6 centres ont été créés pour honorer les disparus: de Nyamata à Nyarubuye, Ntarama à Bisesero jusqu’à Murambi et Kigali, la capitale. C’est un vrai travail de mémoire qui s’est alors mis en place, à l’image du cinéma africain, encore bien jeune, éprouvant le besoin de témoigner d’un passé colonial rémanent. Qui pourrait lui en vouloir ?
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. »
Camus
Notre–Dame du Nil n’est pas exempt à la règle mais s’affranchit des poncifs liés au traitement de son sujet. Atiq Rahimi a su mettre à l’honneur la lumière rwandaise si singulière, dont les demi-teintes ondoyantes révèlent au gré du temps, la brume blanche et vaporeuse du matin sur des collines au vert éclatant, côtoyant le rouge argileux qui offre à la terre son caractère. Le directeur photo sait aussi jouer des noirs et blancs, pour inscrire dans le temps des moments d’égarements où il permet aux personnages de vivre au présent. De plus, une économie de musique met l’emphase sur la beauté et la dureté des images quand elle n’est pas complètement absente du montage. Parfois, on entend des airs de jazz, ceux du trio formé par Aldo Romano, Henri Texier et Louis Sclavis. Ils contribuent à la douce et mélancolique énergie qui se dégage de l’œuvre. Parfois, on entend juste les bruits de la nature, celle des hommes, égoïstes et sauvages. D’ailleurs, si on tend bien l’oreille, elle nous appelle à travers une voix off qui se répète inéluctablement, comme un écho rythmé par le chaos de la vie, tel un avertissement.
Durée : 1h34
Ce film a été vu dans le cadre du Festival Vues d’Afrique.