Québec, 2018
Note: ★★★ 1/2
Avec Les salopes ou le sucre naturel de la peau, Renée Beaulieu nous propose une délicieuse et inconfortable expérience cinématographique sur le désir féminin qu’elle défend à bras-le-corps sans jamais lui lâcher la main. À la fois ludique et déroutant, le film surprend par l’audace et l’aplomb de son propos qui rendent compte d’une véracité pourtant nécessaire.
Marie-Claire (généreuse Brigitte Poupart) est une femme de caractère à la sexualité débridée qui, bon an mal an, essaye de concilier son rôle d’épouse et de mère tout en s’octroyant de petits moments de plaisir lors de rendez-vous extra-conjugaux. Ces rencontres fortuites vont lui permettre d’approfondir ses travaux de recherche universitaire sur les différentes réactions de la peau selon qu’elle soit stimulée par le désir ou par l’amour.
Excitée dans son quotidien par des hommes d’âges et d’horizons différents, Marie-Claire fait le choix de coucher avec plusieurs d’entre eux sans être victime de leurs désirs ou de leurs fantasmes. Elle décide de vivre ses pulsions pleinement et d’en explorer chaque recoin, chaque parcelle tout en s’occupant de son mari Adam (touchant Vincent Leclerc), de ses deux enfants Katou et Virgile et de sa meilleure amie Mathilde (frénétique Nathalie Cavezzalli). Elle parvient à trouver un équilibre professionnel, intime et familial tout en s’acquittant de son devoir conjugal avec une complicité et un plaisir inaltérés. Néanmoins, elle hasarde son couple pour préserver son indépendance et sa liberté sexuelle. Il ne peut pas en être autrement. Épouse honnête et réfléchie, elle ne souhaite pas réprimer ses envies qu’elle affiche ouvertement devant son conjoint, dépassé par le naturel avec lequel il lui est possible de passer d’une peau à une autre, d’un corps à l’autre. Cela lui fait peur car il n’a pas d’emprise sur sa femme, véritable électron libre autour duquel gravite le reste de son entourage. Dès le générique d’ouverture, le pouvoir de séduction de ce personnage est mis en exergue par le rouge écarlate de Brigitte Poupart dont le nom est assailli par celui des autres acteurs qui pullulent à ses côtés, tel un insecte attiré par la lumière.
Pour son deuxième long métrage, Renée Beaulieu voulait explorer le désir féminin « en faisant de la femme et de sa sexualité le sujet et non l’objet du film ». Un projet ambitieux qui débuta en 2011 après « la marche des salopes », une suite de manifestations féminines dénonçant la culture du viol, les agressions sexuelles et l’intimidation dont les femmes sont victimes afin de garder le silence. Très rapidement, il a été question de réhabiliter leur image soumise à un patriarcat très persistant les empêchant de vivre pleinement leur libido. Il n’y a rien de provocant dans cette démarche qui ne cherche pas la polémique mais vise plutôt à instaurer un statut égalitaire entre l’homme et la femme pour tout ce qui a trait au sexe. Sa représentation souvent limitée à son apparence physique pour contenter des bonhommes en mal de trique est désormais à proscrire. La madame a le droit de vouloir et pouvoir jouir entre les mains d’un quidam pour un soir ou juste pour une heure sans qu’on la dépossède d’une déférence pourtant consentie à la gente masculine. Si plaisir il y a, la salope ne l’est pas plus que le Don Juan du coin qui multiplie les conquêtes. Avec une touche d’ironie, le titre du film vient alors rééquilibrer la situation en légitimant une concupiscence jusque là réprimée par la société. Un titre sans équivoque qui interroge et interpelle sur le sens premier du mot « salope » bien souvent galvaudé et utilisé pour dénigrer les plaisirs de la chair auxquelles les femmes s’adonnent. Qu’on se le dise, la langue française est sexiste. Il n’y a qu’à voir le nombre de mots féminins flanqués d’une connotation sexuelle dégradante voire méprisante dont le masculin est exempt. On dit d’une femme qu’elle est facile, qu’elle est bonne… le mot « salope » ne fait pas exception à la règle dans cette logique hégémonique du mâle qui fait d’elle une nymphomane.
La force du scénario de Renée Beaulieu tient dans la construction complexe et méticuleuse de personnages qui se répondent les uns les autres dans leurs contradictions et leurs convictions les plus viscérales. Ainsi, Mathilde consomme les garçons tout comme la boisson, avec une certaine exaltation de la vie. Son phrasé spontané et ses sourires de façade cachent cependant un mal-être profond imputé à la solitude qu’elle ressent. Dans l’incapacité de dissocier le sexe de l’amour et ce malgré une peine de cœur récente, elle voue une admiration pour la vie familiale attrayante de son amie qu’elle croit parfaite. Entre stabilité et confort, les apparats de cette existence là ne sont que des faux-semblants, symboles d’un carcan sociétal dont elle n’arrive pas à se départir. À elle seule, elle représente tout ce que Marie-Claire ne veut pas devenir. De plus, il est intéressant de voir comment sont abordées les disparités entre homme et femme dès l’adolescence. Alors que Virgile passe son temps à niaiser sa sœur entre deux pratiques de soccer, Katou vit une construction émotionnelle difficile du haut de ses 14 ans. Sa mère ne se souvient jamais du prénom de son amoureux car à ses yeux elle ne reste finalement rien de moins qu’une enfant. De fait, les rapports sexuels de l’adolescente ont le mérite de questionner notre rapport à la normalité.
Sans jamais verser dans une esthétique vulgaire et gratuite, la cinéaste assume ses idées en abordant son sujet frontalement avec une simplicité dans les images nous incitant à mieux réfléchir à son message. Dès le début du film, la présence d’animaux renvoie à l’instinct naturel qui nous habite. À l’instar des scènes en campagne dans Le garagiste (2015), la nudité est montrée dans son entièreté sans aucune fioriture. La réalisatrice semble toujours en quête d’authenticité, ce qu’elle arrive très bien à capter en nous présentant des actes sexuels dans l’état le plus primitif qui soit. Cette façon de filmer le coït peut dérouter mais il serait plus juste de percevoir la véracité qui l’accompagne comme une preuve de sincérité. Le malaise ne vient pas de la sexualité mais de la représentation qu’on en fait et des perversions qu’on lui associe.
Par le biais des miroirs, Renée Beaulieu questionne les actes et les pensées de son personnage principal sans jamais le juger. Etre face à son reflet, c’est devoir faire face à ses désirs et décider de les vivre ou de les enterrer. Les réflexions physiques auxquelles on assiste nourrissent une personnalité aux multiples facettes comme en témoigne la belle mise en abyme d’une baie vitrée où le corps de Marie-Claire est dédoublée, appuyant l’idée que le désir peut être dissocier des sentiments. À ce moment-là, le spectateur se glisse au moyen d’une caméra subjective dans le corps d’un de ses amants (Paul Ahmarani), la fièvre ressentie est alors décuplée. Pour palper et ressentir ce désir, la cinéaste met nos sens en ébullition au moyen d’une musique très charnelle, utilisant le souffle et la respiration pour évoquer les râles de plaisir des personnages dont le bruit de certaines actions est amplifié.
Profondément féministe, c’est sans détour que la metteure en scène mène de front son combat en abordant la sexualité sans tabou et surtout sans artifice. Il aurait pu en être autrement mais ce serait mal connaître Renée Beaulieu qui n’a pas froid aux yeux. De manière presque anthropologique, les scènes de nu sont aussi bien filmées de face, de dos, vues d’en bas, vues d’en haut, par en avant, par en arrière, comme pour nous signifier la liberté de jeu que tout partenaire devrait avoir. Chaque position est bonne à prendre tant que le plaisir est partagé : de la masturbation au fantasme ethnique jusqu’au gang bang. Les divers regards caméra viennent alors interpeller le spectateur pour l’amener à réfléchir sur la sienne de position. Malheureusement, l’effet souhaité perd de son attrait lorsqu’il est réitéré à outrance. C’est dommage. Néanmoins, si vous n’avez qu’une seule curiosité cinématographique à assouvir cette fin d’année, c’est sur Les salopes ou le sucre naturel de la peau que votre choix devrait se porter. Défendons les couleurs du Québec, surtout quand la proposition atteint ce calibre là.
Renée Beaulieu livre sans complaisance une réflexion intelligente sur la société actuelle. Parfois malaisante, son approche frontale privilégie toutefois un langage construit loin d’être abscons pour en extraire un message de tolérance et d’espoir plutôt bienvenu. La scénariste, réalisatrice et productrice peut se targuer d’essayer d’éduquer le commun des mortels sur la cause féministe, excluant tout discours binaire souvent associé à des sujets clivants comme l’affaire Weinstein. Si au final les salopes se cachent pour le plaisir, c’est bien souvent pour contenter des peine-à-jouir hypocrites excités à l’idée de regarder par le trou de la serrure d’une porte qu’ils viennent eux-mêmes de fermer.
Durée: 1h37