Canada, 2023
Note : ★★★★
Bien que le combat pour la parité et la place des femmes dans le domaine masculin du cinéma soit loin d’être terminé, on doit soulever le travail glorieux de plusieurs réalisatrices québécoises inspirantes qui pavent un avenir cinématographique prometteur depuis les dernières années. Parmi ces grands talents on peut penser à celles qui se sont démarquées cette année comme Ariane Louis-Seize avec Vampire Humaniste Cherche Suicidaire Consentant, Monia Chokri et Simple Comme Sylvain, Sophie Dupuis avec Solo et également Chloé Robichaud et son film Les jours heureux.
Les jours heureux, le troisième long-métrage de Robichaud fut présenté en septembre dernier au Festival International du film de Toronto et a pris l’affiche le 20 octobre 2023 au Québec. Empreint d’une certaine mélancolie, d’un visuel organique et d’une trame sonore classique symbolique, ce projet audacieusement humain nous plonge dans l’univers d’Emma (Sophie Desmarais), une cheffe d’orchestre en résidence à la Maison Symphonique de Montréal. Mis à part son ambition de percer dans le paysage musical, Emma devra balancer sa liaison amoureuse tumultueuse et sa relation enchevêtrée avec son père.
Un air familier
La prémisse des Jours heureux, une cheffe d’orchestre lesbienne cherchant à s’affranchir dans ce domaine compétitif, peut potentiellement vous rappelez le synopsis de Tàr (2022) par Todd Field avec Cate Blanchett. En effet, il est difficile à première vue de ne pas comparer les deux films qui portent définitivement leur lot de similitudes. Mais si certaines prises de vue et thématiques exploitées peuvent assurément se ressembler, les protagonistes des œuvres sont plutôt profondément opposées.
Contrairement à Lydia Tàr, Emma est une jeune femme qui débute dans l’industrie. On la félicite d’être travaillante, ambitieuse et perfectionniste, mais on lui reproche de ne pas se laisser aller dans l’émotion suffisamment. On ne la trouve pas assez chaleureuse, pas assez souriante et pas assez passionnée dans sa direction : toutes des qualités que l’on accorde généralement aux femmes et lorsqu’elles en sont dépourvues, on soupçonne une défaillance quelconque. Cette froideur contrôlée que dégage la protagoniste semble vouloir indiquer deux choses. D’abord une intention de Robichaud qui souhaiterait détacher cette image unidimensionnelle de la femme parfaite prête à plaire avec son sourire radieux et ensuite, la manifestation d’un personnage intrinsèquement privé et complexe qui gagne à être découvert.
Révéler ce qui est enfoui
Évidemment les sons et la musique sont des éléments centraux, directement relatifs au contexte. Mais encore, la présence musicale est symbolique : c’est par son entremise que l’on prend le pouls de la jeune femme, qui vit littéralement ses émotions à travers le langage des grands compositeurs. La musique est son échappatoire. En dirigeant ces musiciens elle est transportée dans un autre univers, et en mettant ses écouteurs elle perce la foule montréalaise et réduit les bourdonnements extérieurs captés par ses oreilles hypersensibles. Ingénieusement, cette acuité auditive imite son état psychologique, qui malgré les apparences, est vulnérable et maintenu par équilibre précaire.
Depuis un aspect technique, la caméra est très intime : la majorité du film est composée de plans rapprochés, surtout du visage de la protagoniste. Par ce mécanisme, le spectateur est invité à observer ses expressions, écouter ses respirations, vérifier quand les larmes lui montent aux yeux ou quand la sueur lui perle au front. Ce choix de proximité met en lumière le jeu exceptionnellement juste de Sophie Desmarais, mais relève aussi du désir simple de révéler ce qui est enfoui sous la carapace d’Emma. Parce que oui, le rythme et le ton qui grimpent en appréhension laissent présager qu’un secret sera éventuellement mis à découvert concernant l’incapacité de la cheffe à se mettre à nu émotionnellement et dans son art.
La figure du père et l’amour que l’on cherche
Impossible de ne pas mentionner la figure paternelle qui trône dans Les jours heureux. Ce bouillonnant Patrick est joué par Sylvain Marcel, qui interprète avec nuance un homme sévère mais charismatique qui partage le statut de père et d’agent d’artiste. C’est plutôt le titre d’agent qu’il met de l’avant, par son incapacité à exprimer de l’affection envers sa fille qui ne demande que ça. Son tempérament imprévisible, résultant d’une enfance difficile, contribue à la pression de performance et le contrôle suffocant qu’il inflige à sa fille. Cette dynamique toxique influence évidemment tout le reste de ses liens. Emma transféra son besoin essentiel d’être aimée par son père, avec sa copine Naëlle qui n’est pas prête à s’engager sérieusement. Son type d’attachement anxieux teintera ses rapports avec la violoncelliste, qui ne voudra pas lui servir de bouée de sauvetage.
Les jours heureux tient son titre de l’espoir et les efforts maintenus par une femme blessée et remplie de talent qui ne veut essentiellement qu’aimer et être aimée. Elle rêve de ces jours heureux, qui viendront dans l’atteinte d’un idéal inconnu, qui s’éclaircira au fil du récit. Chloé Robichaud réalise une œuvre finement construite, visuellement intéressante dans ses textures et superpositions et remplie de sensibilité. Son travail entre définitivement dans la catégorie du cinéma d’auteur et mérite d’être suivi de prêt.
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Durée : 1h58
Crédit photos : Item 7