Grande-Bretagne et États-Unis, 1979
Note : ★★★★
« Optimiste ou pessimiste, la science-fiction tourne autour des limites de l’homme » (Goimard 1979, p. 24). Dans cette perspective, Alien de Ridley Scott (1979) est riche en interprétations. L’humanité a ses limites dans la science-fiction, mais dans Alien, c’est l’homme (masculin) qui possède les siennes, non la race humaine telle que mentionnée par Goimard. Le film est un objet pertinent et intéressant à analyser d’un point de vue féministe et au niveau de son rapport au corps, allant jusqu’à affirmer qu’Alien agit comme un défenseur du féminisme… dans son contexte.
À plusieurs reprises, Alien a été souligné comme étant un film laissant une place prépondérante à la femme. L’aspect négatif principal demeure cette association à l’horreur qui se produit au sein du vaisseau spatial et le nom qu’on lui donne : Mother. Et la violence particulière de l’accouchement mis en scène. Mais au-delà de ces éléments, le film de Scott met en scène (et en images) plusieurs choses qui méritent notre attention.
La femme dans Alien
Paradoxalement, il est intéressant de mentionner qu’à l’origine du projet, pour augmenter les chances de financement par un studio, les scénaristes avaient construit leurs personnages de façon à ce qu’ils soient unisexes, assumant probablement que le genre masculin serait prépondérant dans l’imaginaire de ses lecteurs. Une note au scénario était incluse : « The crew is unisex and all parts are interchangeable for men or women » (tel que mentionné dans les options supplémentaires du DVD, édition 2003). Le personnage principal, Ripley (interprétée par Sigourney Weaver), est devenue une femme à la demande du producteur de la Twentieth Century Fox, Alan Ladd, Jr.. N’empêche ces débuts houleux, ce qui importe est le résultat à l’écran. À commencé par le cliché qu’un monstre destructeur dans un film de science-fiction/horreur ne se préoccupe pas du genre, de l’origine ethnique ou de l’orientation sexuelle de ses victimes. L’image, forte et graphique, de l’accouchement par le personnage de Kane (interprété par John Hurt) élimine les rôles traditionnels des genres biologiques, vision positive de cet événement. Cela dit, la présence possible du féminisme dans le film ne se limite pas seulement à l’accouchement violent d’un bébé (alien cela dit), par le corps d’un homme. Les personnages féminins, principalement Ellen Ripley, incarnent différentes étapes du féminisme américain, tout comme les agissements des autres personnages envers elle.
Dans la première partie du film, le personnage de Ripley est présenté comme un de second plan comme le souligne Fabien Boully : « Vêtue de blanc, portant encore sur le visage les stigmates du sommeil artificiel, filmée de dos ou à distance et bord cadre, sa présence muette à l’écran a quelque chose d’évanescent. C’est avant tout un sentiment de précarité et de contingence qui émane de cette figure féminine, à laquelle on peut à peine prendre garde » (p. 243). En la présentant comme tel, le film semble la positionner comme dominée par ses coéquipiers masculins.
Boully fait remarquer que ce positionnement dans le film n’est pas que visuel, mais également sonore : lorsque Ripley effectue un appel radio pour contacter le contrôle : « elle dérive indéfiniment en nappes sonores sans trouver d’oreille où résonner et paraît n’avoir été émise que pour devoir se perdre. Ripley fait son entrée dans le cinéma sous la forme d’une singulière absence à elle-même, d’un faux-départ dans l’héroïsme » (2004, p. 243). Cette absence d’héroïsme se poursuit dans les dialogues. Lorsque les personnages, représentant en quelque sorte les clichés de la gent masculine, parlent de Ripley, ils le font de manière péjorative : « What the hell’s she comin’ down here for? », « She better stay the fuck out of my way », ou encore « I’d like to see what she’s gonna do when she gets here ». Les deux mécaniciens la considèrent comme un boulet, une inférieure n’ayant pas les compétences qu’ils ont. Lorsqu’elle s’y rend, ces hommes l’ignorent grossièrement. Ils font tout pour ne pas comprendre ses réponses à leurs questions. Ripley perd alors patience et se rebelle, mais sans être entendue par cette ligne de dialogue : « Why don’t you fuck off ». Elle tente d’obtenir une posture sociale, une relation d’égal à égal auprès de l’équipage. Dure tâche qu’est cette revendication. Ripley n’est pas la seule à obtenir ce traitement, Lambert (interprétée par Veronica Cartwright) est entre autres forcée de sortir à l’extérieur du vaisseau lors d’une mission.
Ripley est bloquée à quelques reprises par l’autorité masculine : par Ash (interprété par Ian Holm) lorsqu’elle veut aviser l’équipe en mission hors du vaisseau qu’il y a un problème, et par Dallas (Tom Skerritt) lorsqu’elle se propose d’aller dans les conduits d’aération. Les hommes bloquent son agentivité et les gestes qui lui permettent de prouver sa valeur. Ils agissent en oppresseurs brimant son émancipation. Émancipation qui s’incarne par plusieurs actions. En suivant la procédure, Ripley refuse l’entrée au vaisseau à Kane revenant de mission alors infecté. Elle est immédiatement contredite par son supérieur, qui lui ne respecte pas les procédures de sécurité. Contradiction qu’elle refuse, tenant bon. L’affirmation de Ripley pourtant juste est invalidée par l’autorité scientifique de l’équipage, Ash, qui ignore son opinion en laissant Kane pénétrer dans le vaisseau. Menée par son sens de la rectitude, Ripley ne se laisse pas intimidée par ces manques de considération, questionnant fréquemment ses supérieurs sur leurs décisions. Jusqu’à ce point du film, Ripley (et Lambert) n’ont aucun pouvoir, et elles ne se mélangent pas aux hommes. Ash, dans un dialogue destiné à Ripley, s’assure de bien marquer cette division : « You do your job. Let me do mine ».
Ripley est certes affirmée, mais est à quelques reprises faible. Lorsqu’elle l’est cependant, ce sont dans des situations hors de son contrôle : à deux reprises un homme agira comme bouclier pour la protéger sans qu’elle se soit plainte du danger, un peu comme si sa condition de femme se devait d’être défendue sans questionnement. Plus ses coéquipiers sont les victimes du huitième passager (le alien), plus son agentivité peut exister sans oppression.
Alien présente deux visions de la femme : une forte (Ripley) et une plus faible (Lambert). Le film cristallise cette différence par les réactions respectives des deux personnages féminins à la mort de Kane et Dallas; celle de Ripley est en retenue, alors que Lambert est hystérique, entièrement sous le choc. Le capitaine étant mort, Ripley prend alors en charge la direction du vaisseau. Changement de direction qui amène de la résistance de la part du mécanicien Parker (interprété par Yaphet Kotto) qui nie son autorité. Malgré tout, elle s’obstine à remplir son rôle. En prenant le contrôle, Ripley délaisse les revendications verbales qui étaient constamment dénigrées, pour une agentivité affirmée, sans obstacle. À l’inverse, Lambert, en demeurant fidèle à son attitude de victime qu’elle entretient tout au long du film, cause sa perte et celle de Parker par le fait même. Elle est figée par le danger face à la créature, se plaint et pleure. En montage alterné, Ripley exprime, d’une certaine façon, son côté maternel envers le chat qu’elle recherche tout en sachant pertinemment qu’elle se met en danger, l’alien étant libre dans le vaisseau. L’utilisation du montage alterné entre la mort de Lambert et la recherche de Ripley démontre bien une volonté de ne pas réduire le pouvoir de la femme à des caractéristiques masculines. En étant maternelle, Ripley peut survivre, alors que Lambert court à sa perte en se plaignant. La féminité n’est pas un obstacle pour Ripley, mais l’est pour Lambert puisqu’elle accepte son rôle d’infériorité dans lequel l’équipage l’avait emprisonnée, et elle ne se bat pas pour le changer. Lambert agit comme servante (elle suit les ordres et ne proteste jamais), alors que Ripley suit les ordres, mais revendique son droit d’égalité, de complémentarité (un peu comme le féminisme égalitaire) en questionnant. Ripley passe à l’action pour sa propre survie et découvre son pouvoir de militante, de guerrière (voir la philosophie de l’action dans le mouvement féministe).
L’affront final
Dans son affirmation, Ripley pose des actions avec des caractéristiques habituellement masculines, n’empêche qu’elle demeure une héroïne. On lui a donné ces caractéristiques masculines pour lui permettre d’être acceptée (voir l’anecdote du scénario en début de texte), et il ne faut pas oublier le contexte de production de la fin des années 1970. L’écran et la réalité sont deux choses, encore plus lorsqu’il s’agit de science-fiction, genre historiquement monopolisé par les hommes. Une héroïne typiquement féminine n’aurait pas survécu (Lambert), le recours au déguisement était alors nécessaire. Cet emprunt des traits masculins pour permettre l’émancipation de la femme au cinéma semble essentiel ici, dans ce contexte précis. Ce n’est pas une affirmation qu’il s’agit d’une réalité dans la vie réelle (encore moins aujourd’hui), mais puisque le cinéma est image, il est nécessaire de transformer cette image progressivement, et la meilleure introduction demeure dans des caractéristiques que tous connaissent et ont acceptées (à l’époque), celles du héros masculin. Ridley Scott permet à Ripley de retrouver entièrement sa féminité dans la scène finale, scène qui n’était pas au scénario original, mais plutôt décidée lors du tournage. Cet ajout se ressent d’une certaine manière, puisque l’explosion du vaisseau principal aurait pu agir comme fin. Si cette scène, genre d’épilogue de l’action principale, peut être perçue comme maladroite, elle permet tout de même d’établir la féminité (corporelle) de Ripley.
Une fois à l’intérieur de la navette lui permettant de quitter le vaisseau principal, Ripley se prépare au repos en se déshabillant. Le choix de la dénuder peut être interprété de plusieurs façons. Une première serait de la réduire à un simple objet sexuel, de la dégrader en s’exposant ainsi devant le public entier. Fabien Boully avance une autre hypothèse. La scène serait « un véritable tabou : le respect quasiment absolu de l’intégrité corporelle de Ripley. En [la] dénudant avant son ultime affrontement avec le monstre, […] Ridley Scott montrait combien son corps avait su rester intact et féminin dans l’épreuve, préservé des immenses blessures que, de l’intérieur (Kane) ou de l’extérieur (tous les autres membres humains de l’équipage), la créature avait sans aucune pitié infligées à ses victimes » (p. 244).
Une autre conjoncture est possible, celle de la présence de l’autre. À la base, le mot alien en anglais signifie l’autre, l’étranger. C’est exactement ce qu’est Ellen Ripley, une femme avec agentivité dans le genre science-fiction. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’il n’y a jamais eu de femmes dans ce genre, mais au cinéma, la science-fiction est principalement soutenue par des personnages principaux masculins en 1979. Ridley Scott a réussi à introduire, imposer aux spectateurs une héroïne, mais avec des caractéristiques masculines de prime abord. Pour pouvoir définir complètement Ripley en tant que femme, il fallait le démontrer, la révéler, visuellement. En la montrant dévêtue aux yeux des spectateurs (majoritairement masculins, du moins assumés majoritairement masculins par les grands studios), Scott a permis la coexistence du désir et de l’héroïsme. Ces deux éléments peuvent coexister, vivre ensemble. Cliché et primaire certes, mais une bonne façon de convaincre un homme est de jouer avec son désir sexuel. En dirigeant leur désir sexuel sur le héros principal du film, il réaffirme le pouvoir de Ripley, sa supériorité physique. Supériorité qui est détectable par la contre-plongée constante de la caméra sur le personnage, caméra qui souligne sa suprématie à et par l’image, par son angle de vue. Elle est filmée en contre-plongée même lorsqu’elle est en situation de faiblesse ou en panique. La plongée étant habituellement utilisée lorsqu’un personnage est dominé, le choix inverse du réalisateur dévoile une possible intention. Peu importe son état dans cette scène, elle est filmée de manière à ce qu’elle soit supérieure visuellement. Elle domine. Tant à l’écran qu’en tant que personnage principal du film.
L’exposition de son corps possède une autre fonction pour le spectateur, tout comme pour le personnage. Ripley n’a pas réellement vaincu son ennemi. Il faut qu’elle s’affirme auprès des spectateurs, s’imposer en tant que femme, pour pouvoir vaincre définitivement son ennemi. Le dénudement agit également en tant qu’acte d’acceptation de son corps (voir les écrits de Carol Downer), ce qui lui permettra de vaincre, d’atteindre son émancipation. Le spectateur possède en tête les images de son corps féminin qui vient de lui être révélé, montré. La belle aura raison de la bête. Le fait qu’elle se rhabille pour terminer le combat, n’est pas une façon détournée de la repositionner dans des caractéristiques masculines, mais plutôt un signe d’appartenance à la race humaine puisqu’un habit d’astronaute est unisexe, sans distinction. Et accessoirement qu’il est nécessaire pour une source d’oxygène. On revient alors aux propos de Goimard qui ouvrait ce texte. Cette femme, sans ambiguïté cette fois-ci, vaincra son ennemi en tuant le monstre avec le jet de vapeur. La proximité de ces deux actions force une relation directe entre deux éléments : le corps féminin et la victoire.
Mouvements féministes et Alien
Plusieurs éléments du film Alien se rapportent au développement du féminisme américain des années 1960 et 1970. À l’origine, tous les personnages étaient unisexes (égalité comme à la création de l’homme). Ripley débute son apparition dans le film en étant de second plan dans sa visibilité «sociale» (métaphore de la femme au foyer), puis elle tente de s’imposer socialement (The Feminine Mystique), mais ne se fait pas entendre et est sous-représentée. Elle est dominée par les hommes, mais elle s’affirme et tient tête, même si ses efforts sont vains ou contrefaits par ceux -masculin pluriel volontaire- qui possèdent une forme d’autorité, hiérarchique ou scientifique (voir la National Organization for Women présidée par Betty Friedman). À la mort de ses deux supérieurs, elle prendra le contrôle et changera l’image de la féminité traditionnelle parmi l’équipage (Women Liberation Movement). Ripley démontre son côté maternel auprès du chat, démonstration féminine qui ne lui nuira pas. À l’inverse, Lambert demeure problématique et signe sa perte en acceptant son rôle comme inférieur. Ripley veut prouver son égalité (féminisme égalitaire) en questionnant. Elle passe à l’action pour sa survie (la philosophie de l’action). La compagnie ayant financé la mission spatiale est déterminée à conserver en vie la forme extra-terrestre qui décime son équipage, cette multinationale devient également l’ennemi, autre que la créature au sang d’acide, permettant des parallèles avec le radicalisme féministe.
En s’imposant de la sorte, de manière masculine, Ellen Ripley demeure une héroïne. Les caractéristiques qui lui ont été attribuées ne sont là que pour faciliter son acceptation, pour transformer l’image de la femme dans la science-fiction à cette époque. La dénudation sert de révélation, elle est une femme tout en étant héroïque. En alliant désir et héroïsme, le réalisateur rappelle sa supériorité physique à deux niveaux. L’adjonction de la dénudation et de la victoire amène un lien direct entre le corps féminin et la victoire. Plus optimiste que la célèbre scène finale de Thelma & Louise (1991), également réalisée par Ridley Scott.
Bande-annonce originale :
Durée : 1h57
Crédits photo : Twentieth Century Fox
Sources bibliographiques :
Boully, Fabien. 2004. « Le double devenir d’Ellen Ripley ». CinémAction, nº 112 (juin), p.241-247.
Goimard, Jacques. 1979. « L’aliénation ordinaire », Le monde diplomatique, (octobre), p.24.