Allemagne de l’Ouest et Italie, 1971
Note : ★★★★
Amourettes, âmes affligées et cœurs brisés, Prenez garde à la sainte putain de Rainer Werner Fassbinder s’inspire de l’expérience pénible du tournage de Whity (1971), un film sur lequel le réalisateur avait travaillé trois mois plus tôt. Bercée par les morceaux de Leonard Cohen et de Peer Raben, l’histoire nous plonge dans le processus d’une équipe de cinéma errant dans une villa au bord de la mer en Espagne où il n’est possible de se divertir que par la chaire et l’enivrement.
Fassbinder en profite pour avertir son public d’être méfiant non seulement envers l’amour, mais aussi envers le cinéma, ou comme il aime l’appeler : « la sainte putain ».
Merde à L’amour
Comme de nombreux réalisateurs œuvrant dans la mouvance du Nouveau Cinéma allemand, Fassbinder s’attaque particulièrement au rapport identitaire des jeunes Allemands dans ce film. Pour celui qui a également réalisé L’amour est plus froid que la mort (1969), c’est à travers la souffrance en relation que la torture identitaire est la plus évidente. Prenez garde à la sainte putain s’ouvre sur un soliloque interprété par le personnage de Deiters (Werner Schroeter) qui raconte les prémices d’une histoire dans l’univers de Walt Disney où Goofy s’est déguisé avec les vêtements de sa tante pour s’occuper d’enfants malades. Ces mêmes enfants décident de le battre.
Cette violente histoire inaugurale, qui semble anodine hors de son contexte, prend tout son sens lorsque les mêmes thèmes sont transposés dans le film que le spectateur s’apprête à écouter. Le déguisement, la fluidité de genre, la peur d’être trompé, la douleur : ces pistes sont lancées au spectateur pour annoncer le caractère introspectif du film. Deiters raconte cette histoire, un sourire aux lèvres, comme pour souligner la cruauté de la complaisance. Ici, Fassbinder s’adresse directement au spectateur pour l’avertir : l’amour peut être une maladie souffrante, surtout lorsqu’on se trouve du mauvais côté d’un rapport de force.
Bonbon pour cinéphile
L’idée de regard vers soi-même se traduit à travers la fragmentation que vivent les personnages tourmentés, comme la jeunesse allemande de l’époque, par un passé de délégation des responsabilités. En plus de l’omniprésence de la réflexivité, il devient aussi difficile de distinguer les relations personnelles des relations professionnelles. La fusion des corps est aussi marquée tout au long du film par la formation de couples inséparables qui forment un tout pour certaines périodes.
Le plan où les corps se languissent au sol et se caressent renvoie à l’idée de la douleur collective, d’un tout fragmenté dans lequel il est difficile de savoir où se délimite la frontière de l’autre. Malgré certaines parties humoristiques pastichées de références populaires, le mal-être de la jeune génération est palpable. Ce plan, qui semble faire référence au Radeau de la Méduse (1818-1819) de Géricault, rappelle l’omniprésence de la brutalité inhumaine et sinistre de l’amour.
Comme l’équipage du Radeau de la Méduse, l’équipe de tournage de Fassbinder représente elle aussi des naufragés éperdus d’un romantisme mélancolique. Les personnages, souffrant d’un mortel ennui, ont besoin de s’engourdir tout en faisant mine de vouloir confronter la laideur de leur époque. Le film vient mettre en lumière cette hypocrisie : les personnages ne font que repousser à plus tard une chute inévitable. C’est en suivant l’intrigue de Jeff (Lou Castel) que le paradoxe du rapport identitaire est le plus pertinent puisqu’on retrouve l’idée du déguisement de l’histoire de Goofy. Ce personnage plus grand que nature, qui fait une entrée remarquée en hélicoptère, perpétue l’idéologie grecque de la persona en se cachant derrière un masque. Il établit sa dominance entre autres à l’aide des rapports de force malsains qu’il entretient avec ses collègues.
Ainsi, ce personnage illustre avec acuité les symptômes d’une génération qui refoule toute autre manifestation plus saine d’émotion. Lorsque ses plans ne se déroulent pas comme prévu, il trouve refuge et consolation dans les bras de belles femmes. Ses réflexes qui le ramènent à l’enfance l’aident à retrouver un sens plus cohérent envers lui-même dans un monde complètement incohérent qui lui procurerait trop d’angoisse à affronter. Jeff est coincé dans une quête vouée à un échec continuel.
De Goofy à la sainte putain
Prenez garde à la sainte putain est un film qui prend part à une conversation sur le conformisme du cinéma traditionnel. Fassbinder questionne le spectateur sur ses attentes envers le cinéma comme l’amour, lui donnant à voir ses mécanismes. Il réclame une meilleure compréhension de la jeunesse allemande en la mettant en scène, sans fla-fla, dans toute sa complexité. Il sait cibler la douleur de sa génération avec juste assez d’acuité pour nous fendre l’âme.
Bande-annonce :
Durée :1h43
Crédit photos : Nova International Films