France, 1973
Note : ★★★★ ½
À une époque où les films d’animation s’adressaient presque exclusivement à un jeune public, le film français La planète sauvage bouleverse cette disposition en ciblant plutôt un public adulte. Dans son premier long métrage, le réalisateur français René Laloux propose un voyage onirique en remettant en question la place et le rôle que l’humain croit fondamentalement détenir.
Sorti en 1973, La planète sauvage est une adaptation libre du roman de science-fiction Oms en série, écrit par l’auteur français Stefan Wul. Le film s’inscrit dans le genre de l’anticipation, une forme de récit souvent associée à la SF (science-fiction) qui consiste à informer le spectateur des allures et des défis que possédera le possible futur de l’humanité. Avec des films tels que Dune de David Lynch (on en parle ici), Planet of the apes ou Children of men, le long-métrage de Laloux fait partie d’une longue lignée de récits prophétiques qui soumettent les auditoires à des réflexions philosophiques dont l’enjeu est celui de l’avenir de la civilisation. Rien de moins.
Petits humains domestiques
Cette brillante œuvre cinématographique fait non seulement réfléchir, mais nous plonge aussi dans un monde délirant digne du rêve. Dans un futur lointain indéterminé, la race humaine a réussi à s’auto-détruire et le déclin de la civilisation l’a réduite à un état rudimentaire. Par leurs voyages galactiques, les Draags, une race extraterrestre humanoïde bleue, ont visité la Terre et ont ramené avec eux quelques souvenirs : des humains. Sur leur planète Ygam, les voyageurs domestiquent certains terriens, les considérant comme étant nettement inférieurs, voire de simples animaux de compagnie. La dominance qu’imposent les Draags auprès des Oms (nom attribué aux terriens sur Ygam) est présentée par leurs différences de taille. Si les êtres bleus ont un rapport normal avec leur environnement et les éléments avec lesquels ils interagissent, les Oms sont représentés aux dimensions d’une fourmi tenant dans la paume de main des géants. Laloux et le talentueux dessinateur Roland Topor illustrent judicieusement les différences de proportions en incorporant souvent des objets provenant de l’échelle opposée, autour des personnages dans les plans d’ensemble et les plans moyens. Par ces repères, il est possible de voir et d’apprécier les deux univers au même niveau, sans trop remarquer que l’un fait partie de l’autre.
Même si les Draags ont un rapport de dominance envers leurs animaux domestiques, ils ne sont pas nécessairement dépeints comme étant malveillants. Au lieu d’une dichotomie classique entre le bien et le mal, Jean Laloux nous livre une dualité nuancée. Par leurs raisonnements et les actions entreprises au long du film, les géants bleus personnifient l’humain avec son complexe de supériorité et de contrôle. Il devient donc difficile pour le spectateur de critiquer les « méchants » du film, car leurs comportements sont les siens.
En cohérence avec les codes du récit d’anticipation, les « gentils » opprimés ne se laissent pas traiter comme des animaux et démarrent plusieurs révoltes. À leur tête, nous suivons le personnage de Terr, un Om domestiqué par les Draags chez lesquels il a acquis certaines connaissances de leur monde. S’étant libéré, il est parti rejoindre les Oms sauvages avec de nouvelles notions et le moyen de les transmettre.
Grandes considérations introspectives
Dans une scène probablement reprise des Voyages de Gulliver, les humains réussissent à tuer un géant, ce qui ne va pas sans représailles de la part des Draags, se pressant à exterminer ce qu’ils considèrent encore comme un parasite. Ici, dans une drôle de corrélation, l’opprimé devient oppresseur et l’oppresseur, opprimé. En donnant la monnaie de sa pièce à l’humanité tout entière et à son historique de violence et de domination, le film suscite en effet une introspection dans l’audience. Le spectateur ne sait plus à qui s’identifier. Ne pas attribuer de mauvaises intentions aux Draags signifie, en quelque sorte, justifier le lourd bagage esclavagiste de l’humanité et faire de même pour les Oms défendrait la tendance chaotique de l’humain à tout détruire sur son passage, y compris lui-même.
Formidable mirage
Le long métrage qui a nécessité trois années et demie de production, 25 artistes et 1073 plans mérite définitivement le temps et les talents qui ont été mis en pratique. Réalisé à l’aide d’une rare et ancienne technique d’animation de papier découpé en phase, le film de SF offre non seulement une forte critique de l’humanité, mais est également immersif. Comme le font les films Nausicaä of the Valley of the Wind ou plus récemment Avatar, celui de Laloux nous introduit à un monde complexe et coloré qui possède même son propre vocabulaire. La planète sauvage présente son univers, de la nomenclature attribuée aux plus petites molécules qui composent les Draags, aux climats, en passant par la diversité de la faune et de la flore de la planète. À la manière du Codex Seraphinianus, le film expose une mythologie digne des rêves les plus complexes et cela, sans glossaire ou dictionnaire pour nous aider à en comprendre les subtilités. Il nous faut plutôt plonger tête première dans cette hallucination contrôlée.
Un triomphe à Cannes où il a reçu le prix spécial du jury, La planète sauvage est un pionnier du cinéma d’animation de science-fiction. Avec une trame sonore psychédélique unique (Alain Goraguer) et une mythologie imagée, l’immersion dans ce qui nous semble être un mirage est garantie. Il ne reste plus qu’à découvrir les deux autres longs métrages de science-fiction du réalisateur, Les Maîtres du temps (1981) et Gandahar (1988).
Bande annonce :
Durée : 1h12
Crédit photos : Argos Films