Italie, Suisse, France, 2023
Note : ★★★★1/2
À l’écran, Arthur (Josh O’Connor), toujours silencieux et nostalgique, s’éloigne de son groupe d’amis qui font la fête sur la bord de l’eau. C’est la nuit; dans l’obscurité, Arthur ressent soudainement quelque chose et tombe à genoux, puis se met à creuser à mains nues. Italia (Carol Duarte), nouvelle venue dans le groupe, s’inquiète. Les autres la rassurent : c’est le talent spécial d’Arthur. Il faut le laisser faire.
Dans la salle, on a le droit à un moment de silence. Juste avant que la tombe de l’histoire soit perturbée, on la voit dans toute sa gloire. Un ruisseau souterrain jette des reflets sur les murs, et on aperçoit une statue d’une beauté incomparable, entourée d’artefacts inestimables. Qui sait pendant combien de siècles ils n’ont pas été touchés, salis par des mains cupides, dormant sous cette terre instable qui risquait à tout moment de s’émietter et perturber la paix des âmes qui s’y reposent? Alors que la tombe s’ouvre enfin pour la première fois depuis des millénaires, les gravures qui décorent ses murs se remplissent magiquement de poussière, signifiant la rencontre entre les mondes des morts et des vivants.
L’écran est noir pendant un moment, et l’Impérial est plongé dans le silence. C’est comme si tout le monde dans la salle se retenait de respirer. Enfoncée dans un de ses nombreux sièges en velours rouge, mon cœur se serre. Seule et entourée à la fois, je prends un moment pour sortir du film et regarder cette salle historique qui est une deuxième maison pour plusieurs cinéphiles. Je ne peux m’empêcher de lever les yeux vers l’une des statues au-dessus de l’écran, si similaire à celle dans le film d’Alice Rohrwacher. Soudainement, l’Impérial est la tombe du film. Avec ses propres artefacts, et une centaine d’âmes amoureuses de cinéma dans son ventre tapissé de velours.
Le réalisme magique d’Alice Rohrwacher
Quatrième long-métrage de fiction de la réalisatrice italienne Alice Rohrwacher, La Chimera suit Arthur, un archéologue anglais fraîchement sorti de prison qui revient en Italie, pays natal de son amoureuse disparue, Beniamina (Yile Vianello). Arthur entretient une belle relation avec sa belle-mère Signorina Flora (Isabella Rossellini), mais a une dynamique un peu plus compliquée avec son ancien groupe d’amis, qui, on le comprend au fur et à mesure, sont sûrement la raison pour laquelle il a fini en prison et perdu son amoureuse – ce sont des voleurs de tombes, qui amènent les artefacts étrusques qu’ils découvrent aux mystérieux Spartaco afin de faire de l’argent.
Fidèle au style qu’elle a commencé à aiguiser dans son long-métrage de 2018, Lazzaro Felice, et même dans son court-métrage Le Pupille, Rohrwacher poursuit son exploration de son Italie natale à travers le réalisme magique. Ses histoires sont ancrées dans la mythologie, les légendes, et maintenant, la symbolique des cartes de Tarot. L’une des premières affiches de La Chimera était une illustration des personnages, avec Arthur à l’envers, pendu par un fil rouge qui entoure sa cheville.
Dans le Tarot, la carte du Pendu, douzième carte dans la série des Atouts, est loin d’avoir une connotation négative, même si son nom rappelle la mort. Le Pendu du Tarot a souvent un sourire, signifiant qu’il se plaît dans cette position; tirée à l’endroit, cette carte est un moment de répit qui nous permet de découvrir des nouvelles perspectives et de faire confiance au destin. Tirée à l’envers, elle révèle des délais au niveau de l’apprentissage, une résistance face au destin, quelqu’un d’indécis et bloqué dans sa quête spirituelle.
Arthur est constamment déchiré entre le monde des vivants, où il est sans repères, indécis, errant sans but réel sauf peut-être l’envie de payer quelques dettes. Il est incompris par ses amis et par la famille de son épouse, même si la mère de celle-ci a une profonde affection pour lui. Cependant, lorsqu’il entre en contact avec le monde des morts à travers ses recherches d’artefacts, il a enfin l’air d’avoir une quête précise : trouver Beniamina, son dernier amour, qu’il cherche partout où il va. L’image dans le film est littéralement renversée lors de ces scènes, afin de montrer Arthur dans la réelle position du Pendu : sa tête à l’envers, et pourtant pleine de clarté. Physiquement occupant le monde des vivants, mais attaché au monde des morts, Arthur est constamment dans un purgatoire spirituel.
Dans le labyrinthe qu’est devenue sa vie, Arthur se laisse bercer par ses rêves (filmés en 4:3 pour les différencier de la vraie vie), où il aperçoit très souvent Beniamina, qui essaye de le guider avec un fil rouge. Cette symbolique rappelle le mythe grec d’Ariane, qui avait également utilisé un fil rouge afin d’aider Thésée à échapper au labyrinthe du Minotaure. Dans ce cas, les démons qu’Arthur essaye de tuer sont peut-être ses propres péchés et regrets, qui l’ont amené à perdre l’amour de sa vie – cependant, c’est ce même amour qui continue de le guider telle une flamme brillant dans le noir.
La préservation du patrimoine, chimère ou avenir réalisable?
Dans le film, la chimère (par définition un animal mythique qui est un amalgame d’autres animaux, ou une idée sans rapport avec la réalité) est Beniamina, dont on ne connaît pas définitivement le sort – est-elle réellement décédée, ou disparue? Beniamina existe dans une zone grise : certains sont sûrs qu’elle est décédée, d’autres l’espèrent encore en vie, mais en réalité, elle est un peu des deux – elle existe dans un espace peuplé par tous les morts, celui de la mémoire. Les deux personnages qui espèrent encore la retrouver sont sa mère, Signorina Flora, qui semble inextricablement attachée au passé (sa vieille maison, ses vieux meubles, ses vieilles habitudes) et Arthur, qui entretient un lien étroit avec le monde des morts grâce à son don.
Cependant, il y a d’autres chimères : les amitiés, par exemple, l’endroit où on vit, ou même les tombes que les personnages du film ouvrent et pillent alors que, pour les étrusques, ces endroits de repos ne devaient jamais être perturbés. Tout est si éphémère, que c’est impossible de savoir ce qui est vrai et faux. La temporalité touche même des géants, des places qu’on pensait à l’abri de tout – je pense maintenant à l’Impérial, fermé depuis le début de l’année.
Quoi de mieux qu’un film comme La Chimera pour encadrer l’histoire et l’avenir d’un tel établissement? Pour mieux l’apprécier, mieux le comprendre? Je vois le personnage d’Italia s’indigner face à l’idée d’ouvrir une tombe et d’en voler les artéfacts, puis je me demande, qu’adviendra-t-il des richesses à l’intérieur de cette mythique salle de cinéma?
Le plus beau trésor de cet établissement n’est même pas réellement tangible – il s’agit plutôt de la transmission de notre patrimoine culturel et de notre histoire à travers le cinéma. Depuis sa conception en 1913, l’Impérial a été un théâtre vaudeville, a accueilli plusieurs concerts et représentations de pièces de théâtre, et surtout, a servi comme salle de projection de films depuis les années 1930. Dans les années 1980, il avait la réputation d’être la meilleure salle de cinéma de la ville grâce à son système de son, sans mentionner le fait que ses bureaux ont accueilli pendant des années les travailleurs du Festival des Films du Monde.
Assise sur un des sièges en velours rouge lors de la représentation de La Chimera, je ne pouvais m’empêcher de penser à toute cette histoire, et surtout, au fait que cette salle a toujours appartenu au peuple. Comment peut-on faire le deuil d’un endroit aussi public, aussi chargé d’émotions collectives?
Le miroir du passé
Lorsque les personnages de La Chimera trouvent la statue dont la valeur est inestimable, Arthur semble avoir une réalisation en regardant son visage. À plusieurs reprises pendant le film, on met en évidence l’étroit lien entre passé et présent : l’héritage étrusque de la région date d’il y a 2000 ans, mais il est bien présent dans les visages des habitants de la région, dans leurs coutumes, dans la nature qui les entoure. Lorsque Arthur voit son ami détacher la tête de la statue, il réagit comme s’il avait été témoin de la décapitation de son amoureuse, et il vit une énorme prise de conscience.
Il ne faut pas oublier qu’Arthur est un anglais, et ses acolytes sont des habitants locaux. C’est facile de juger leurs actions, mais le film semble assez clair dans son message : c’est seulement important pour Arthur d’avoir ces moments de clarté. Pour eux, c’est leur héritage, et bien qu’on puisse bien sûr se questionner sur les manières dont on devient complice au système capitaliste en essayant d’y survivre, ils font quand même partie d’une autre classe sociale.
Arthur est un étranger, et même, un étranger dont le passé national est bel et bien colonialiste. En pillant des tombes, n’aurait-il pas trahi la femme dont il était amoureux? En mariant la critique de la faillite morale de l’occident à la trahison d’un être cher, La Chimera réussit intelligemment à faire parvenir un message complexe sur les façons dont on engendre notre propre démise tant au niveau sociétal que personnel.
Une douce aventure spirituelle
En attendant de connaître le sort de l’Impérial, nous pouvons nous questionner sur celui de notre patrimoine culturel. Tant de salles de cinéma et de spectacles ont laissé place à des condos, ou à d’autres commerces. Dans l’ère des réseaux sociaux, la culture physique est-elle menacée, ou aura-t-elle toujours une maison dans nos cœurs et dans nos vies? Surtout : le patrimoine culturel n’appartient-il pas au peuple? Qui prend ces décisions pour nous
Des questions importantes, qui sont bien encadrées dans le sublime film de Rohrwacher. On peut y aller pour y réfléchir. On peut y aller pour se laisser bercer par les superbes paysages de la campagne italienne. On peut y aller pour devenir complice aux personnages. Mais on devrait y aller en salle, et s’immerger dans ces images remplies de beauté, d’aventure et d’une quête spirituelle qui nous touche tous.tes : le rapport entre le passé, le présent, et notre futur collectif.
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Durée : 2h13
Crédit photos : Entract Films