États-Unis, 2019
Note : ★★★★
Le réalisateur américain Todd Phillips délaisse le genre de la comédie qui a fait sa renommée dans le cinéma de divertissement américain (la trilogie The Hangover) pour coscénariser et réaliser ce drame violent sur les origines du personnage de l’univers de Batman, le Joker. Fort de son Lion d’or récolté à la Mostra de Venise en septembre 2019, Joker se dévoile être bien plus qu’un film campé dans l’univers populaire de DC Comics. Film à discuter, film à démanteler.
Les flammes de la renaissance perpétuelle
Avant toute chose, débarrassons-nous de la seule unanimité sur le Joker : l’interprétation de Joaquin Phoenix. Un sans-faute pour la performance. Encore une fois. Phoenix nous rappelle constamment qu’il est un des meilleurs acteurs de sa génération, voire le meilleur. Tel son nom de famille, il renaît dans la peau (et souvent le corps) d’une toute autre personne. Performance ici différente de ses rôles passés, et ce, même si l’on doit faire un parallèle avec un personnage semblable interprété en 2017 : Joe dans You Were Never Really Here de Lynne Ramsay. Son travail est impressionnant, à l’interprétation certes, mais surtout sur ses gestes et son expression corporelle. À travers son travail directement inspiré des clowns (un mélange de Charlie Chaplin, mimes et gestuelle), mais également à travers les moments de danse, l’acteur donne au film une dimension poétique, voire gracieuse à cette histoire d’origine d’un des plus populaires vilains de bandes dessinées américaines. Il est à ce point pris par son personnage, que parfois, Todd Phillips semble oublier prendre ses distances. Mais si Phoenix vous captivera, cette caméra de proximité, vous saurez l’oublier.
Non pas une origine, mais deux origines
Dans Joker Arthur Fleck est un homme particulier, partageant toujours un appartement avec sa mère (interprétée par Frances Conroy). Certains pourraient réduire le personnage au mouvement des incels (les célibataires « involontaires », voir la critique d’Eric Kohn sur Indiewire), surtout par la seule scène véritablement problématique du film (une série de quelques retours en arrière très malhabile), mais réduire le personnage, et par conséquent le film, à cette supposée glorification ou justification serait tout de même malhonnête. Joker est d’emblée un film troublant, ne serait-ce que par la folie connue dans laquelle le personnage d’Arthur plongera en se transformant (inévitablement) en son alter égo du Joker. Certes, Arthur Fleck partage ces caractéristiques associées aux hommes de ce qualificatif, mais la folie de Arthur/Joker est beaucoup plus complexe, mais surtout est davantage sociale, voire socio-économique. Contrairement aux incels…
Son opposition à Batman et par le fait même à Bruce Wayne a fait du Joker le légendaire vilain qu’il est. Avec cette première véritable histoire d’origine du personnage (du moins à ce niveau de résonance populaire), les différences sociales entre les Wayne (ici Thomas, le père) sont mises de l’avant. Ce rapprochement s’effectue par deux éléments : la réalité socio-économique marquée de la situation familiale des Fleck en opposition à celle des Wayne, et cette conviction de l’identité du père d’Arthur. Arthur Fleck est un oublié des mieux nantis, tout comme sa mère l’a été toute sa vie. Celui qui ignore est dans les deux cas Thomas Wayne (interprété par Brett Cullen).
Joker nous offre oui l’origine du Joker le vilain, mais explore également (pour la première fois au cinéma) une sorte d’origine, ou réécriture, du célèbre père de Bruce Wayne avant son assassinat. On s’attaque ici à la figure parfaite qu’a très souvent été Thomas Wayne. Il est un homme d’affaires riche, avec des aspirations politiques. Par ces caractéristiques quelque peu révisionnistes (tout dépendant sur quel texte vous vous appuyez), le film force le parallèle avec le 45e président des États-Unis élu en 2016. Outre ces caractéristiques, Wayne père et ce président américain partagent également un manque d’empathie envers les classes sociales inférieures à leur statut. L’attitude de Thomas Wayne à l’égard d’Arthur Fleck (et la classe qu’il représente) lors de leur première rencontre teintera cette relation entre la classe friquée et politicienne et les gens de la rue. Par ces quelques scènes où les deux « représentants » se rencontrent, le film dessine un portrait péjoratif d’une figure morale centrale dans le symbole que sont Bruce Wayne et son alter ego, le chevalier masqué. Jamais, du moins au cinéma, la figure quasi mythique et messianique du père de Batman n’a été si peu glorieuse ou glorifiée. Thomas Wayne est toujours représenté comme un philanthrope engagé et ayant pour mission l’amélioration de la vie des gens les plus démunis de Gotham. Dans Joker, Wayne sénior est un homme riche avec des aspirations politiques s’isolant des autres classes sociales, bloquant littéralement par son majordome l’accès à Arthur Fleck, le laissant ainsi dans la rue, derrière les barreaux de la clôture de son manoir.
Le parallèle avec Donald Trump est évident, voire cliché, mais il est difficile de l’éviter. Il est évident, même si la diégèse se passe dans un Gotham des années 1980. Les scénaristes ont tout de même pris un risque en mettant de l’avant ce qui est rarement abordé si frontalement : Thomas Wayne, et par ricochet Bruce Wayne, incarnent la droite politique américaine qui ne se préoccupe pas des graves inégalités sociales. Est-ce le propos des scénaristes? Ou est-ce parce que le film prend le point de vue d’un personnage antagoniste aux Wayne? Les deux options se valent, mais il demeure que Thomas Wayne est un personnage riche, un politicien, qui ignore le mouvement et la crise sociale qui se produit dans les rues à quelques mètres de lui. De plus, il tient des propos populistes sur la classe sociale qui souffre. Encore une fois, le film inverse la valeur donnée à une figure pour nous y révéler un autre aspect.
L’absence de l’ascension américaine vs l’ascension américaine
Todd Phillips n’explore pas cette différence sociale uniquement par le développement narratif qu’il réserve, bien qu’inévitable, à Arthur. À l’image et en actions, le cinéaste parsèmera tout son film de marches. Arthur Fleck montera très peu d’escaliers, mais en descendra beaucoup. Tout comme lorsqu’il sera devenu le vilain légendaire. Cette métaphore, bien simple, représente cette descente progressive vers la folie du protagoniste principal. Non seulement il gravira peu de marches, mais souvent, ses descentes se feront rapidement, en tête de liste la scène où il récupère le dossier médical de sa mère ou encore la poursuite policière. Une fois en Joker, il les descendra avec grande joie et allégresse (lorsqu’il a le costume du Joker en direction du studio de télévision), sa transformation le libérant de ce poids social que représentent les classes. En opposition aux différentes marches, l’ascenseur défectueux de son immeuble à appartements est une stagnation malsaine. La relation avec sa voisine (interprétée par Zazie Beetz) est un exemple évident de cette stagnation extrêmement malsaine.
L’ascension américaine de Fleck, tout comme celle de Trump, se cristallisera par une ridiculisation publique en direct à la télévision. Pour Arthur par la diffusion d’un de ses numéros d’humoriste et les commentaires humiliants de l’animateur de talk show de fin de soirée (interprété par Robert De Niro) sur ses échecs; et pour Trump le bien cuit du Correspondent’s Diner sous la présidence de Barrack Obama animé par Seth Meyers en 2011 où il a été ridiculisé. Ces deux événements propulseront les deux hommes vers la folie, les deux, pourrait-on argumenter, de manière despotique : un vers la folie sociale révolutionnaire violente, l’autre vers une folie politique socialement violente.
Si l’on revient au parallèle Thomas Wayne/Donald Trump, Joker semble avancer la thèse que l’ascension au pouvoir peut être tout aussi dangereuse que la descente du Joker. Comme quoi, le haut et le bas des escaliers sont tout aussi dangereux.
Outre le jeu impressionnant de Phoenix, la musique de Hildur Guðnadóttir bien que très présente (parfois trop), appuie parfaitement cette descente vers la folie d’Arthur Fleck.
La tension, comme en humour
Joker est une tension. N’est que tension.
Ce qui était notre divertissement, est maintenant notre cauchemar. Et notre cauchemar est maintenant notre divertissement, aussi morbide soit-il. It de Stephen King et ses adaptations (tant les deux épisodes de Tommy Lee Wallace en 1990 que celui de Andy Muschietti, 2017) l’avaient poussé à son extrême (si l’on reste dans la famille des clowns), le Joker l’a toujours été dans l’univers de Batman. On détourne péjorativement ce qu’une majorité de gens apprécie dans le but de déstabiliser. Pennywise déstabilise parce qu’il veut manger des enfants, Joker déstabilise parce qu’il veut repositionner la notion même de divertissement (le choix de Robert De Niro dans la distribution n’est pas anodine sur ce sujet, la «découverte» de Fleck par l’animateur qu’il interprète et la scène du talk show semblent être un clin d’œil à The King of Comedy de Martin Scorsese, film dans lequel De Niro interprétait le rôle principal). Aucune solution n’est apportée à cette crise du divertissement (cauchemar et abondance), mais elle contraint à une réflexion. Que faire quand notre divertissement devient notre tension. Parce que si l’on pouvait rire d’Arthur Fleck, on ne rit pas du Joker puisque comme toute tension doit être relâchée (si l’on veut survivre), la tension relâchée d’Arthur est la violence qu’inflige le Joker. Le Joker incarnerait peut-être ce malaise que Trump a concrétisé. Parce que si l’on pouvait rire de Trump, il n’en reste pas moins qu’il a maintenant le pouvoir… nous mettant dans une position de tension perpétuelle.
Populaire
La force de Joker, le film, c’est d’avoir donné une origine à ce concept à cette figure qu’est le Joker, une origine profondément ancrée dans les classes sociales. Le propos n’est pas particulièrement original (les films ou romans abordant la lutte des classes sont choses communes depuis la parution de Les Misérables de Victor Hugo en 1862). Le Joker n’a jamais vraiment eu d’origin story détaillée, Todd Phillips et Scott Silver lui en ont donné une. Toute simple. Et c’est cette simplicité qui fait que l’on y adhère, ou que l’on n’y adhère pas. Le Joker est somme toute anonyme dans Joker en ce sens qu’il pourrait tout simplement être un autre personnage. Ce qui le rend intéressant c’est qu’il est justement le Joker, personnage populaire renommé. Philips et Silver capitalisent sur les deux significations du terme «populaire» en l’inscrivant comme un homme du peuple d’une classe sociale inférieure au sein de la diégèse du film, tout en exploitant sa popularité auprès des amateurs de superhéros. L’exploitation de cette dichotomie réconciliée (entre anonyme et populaire) fait du Joker un film intéressant à débattre, qui initie nécessairement des discussions.
En enlevant le mystère du personnage, Phillips l’inscrit dans la réalité, s’éloignant de l’horreur abstraite habituelle à ce vilain lorsqu’il est face à Batman, pour forcer le spectateur (et amateur) populaire (voire spectateur lambda) à s’inscrire dans SA réalité, notre réalité. Joker est un film social, non pas un où l’on échappe notre réalité, possiblement la réalité Trump, mais plutôt qui nous y ramène. Il pervertit cette constance de l’inconnu entourant le Joker, tout comme il pervertit cette vague de films de superhéros que Disney et Marvel ont popularisé avec un succès financier et populaire sans précédent. Films qui, l’on pourrait argumenter, nous font fuir le réel actuel qui nécessite action. C’est un rappel à la réalité sur une mode qui évacue le social au premier plan dans le divertissement américain. Les blockbusters ont déjà eu une plus grande résonance (et raison-nance) avec l’engagement social (V for Vendetta, entre autres).
Joker semble nous dire que la véritable horreur aujourd’hui n’est pas l’inconnu ou le mystère d’une personne, mais bien de savoir exactement ce qu’elle est et ne rien faire, ou ne rien pouvoir faire. L’ignorance aura toujours cet avantage de nous empêcher de véritablement se pencher sur le problème puisque peu d’informations sont connues. Lorsque l’on sait et que l’on n’agit pas, il ne s’agit plus d’ignorance, mais bien d’ignorer la réalité. Cette ignorance-ci est volontaire, active. Et elle est bien plus moralement problématique si nous n’agissons pas. Joker fait tout cela en salissant et jouant avec une figure canonique du divertissement américain. Certes, Batman a toujours été socialement engagé dans ses diégèses, mais en consacrant un film à son vilain le plus populaire, on nous indique justement que le héros de cette réalité, de notre réalité, de notre temps présent, c’est le vilain.
Chaque méchant dans notre réalité est un humain. La complexité et la confrontation morale arrivent véritablement lorsque ce vilain a été humanisé. L’humanisation d’un vilain n’aide en rien la recherche de solution, au contraire, elle la complexifie. Ignorer cette complexification n’est pas plus sain, Joker nous la présente. Phillips a osé être sympathique face à un méchant, sans pour autant nous donner de solution avec les conséquences de son existence horrifiante. Notre réaction face à cet antagoniste alors que nous avons toutes les informations à son sujet (ses gestes d’horreur ET son humanité) est probablement plus révélatrice et potentiellement plus problématique que l’existence même d’un film populaire qui humanise un être violent.
Bande-annonce en version originale anglaise :
Durée : 2h02