Jeanne “Thunberg” : au nom de la mère, de la fille et de la France

France, 2019
Note : ★★★★★

Lise Leplat Prudhomme, jeune interprète de Jeanne d’Arc.

Je ne savais plus si je frissonnais de plaisir et d’émotions ou à cause du froid polaire qui régnait dans la salle de l’Impérial ce jour là. Une salle clairsemée de quelques vaillants spectateurs, renonçant à la douceur de l’automne pour la salle obscure. Le mot raisonne. Car c’est d’obscurantisme dont il est question dans le Jeanne de Bruno Dumont, suite de Jeannette (2017), dansante et déconcertante. Le premier volet, Ô grand malheur, seulement visible lors du Fnc de l’an 2018, marchait sur un fil, celui qui sépare le sublime de l’absurde et qu’on appelle audace, ou chef-d’oeuvre. Nous étions donc solitaires dans la salle obscure pour ce film foisonnant de plus de deux heures, qui dans la langue de Péguy sur une musique de Christophe, parle de la puissance de la conviction. Un deuxième opus qui retrace le procès de la Pucelle d’Orléans faite captive des anglais suite à la défaite de Compiègne, jusqu’à la sentence finale du funeste 30 mai 1431 : le bûcher. La mention spéciale du jury d’un Certain regard du festival de Cannes 2019 tombe sous le sens pour cette chanson de geste retraçant la fin de vie d’une grande femme du XVème siècle aux accents bien contemporains.

Le réalisme au cachot

On a beaucoup souligné dans la presse que la jeune Jeanne, Lise Leplat Prudhomme sidérante, n’est âgée que de 12 ans tandis que Jeanne a été jugée alors qu’elle avait l’âge de 19 ans. Il est tentant de répondre – avec Bruno Dumont – qu’aucune des Jeanne du cinéma avant lui n’avait l’âge de la condamnée. Il est aussi quasiment impossible de ne pas continuer en disant qu’il s’agit bien là du cadet des soucis du réalisateur semble-t-il. Une prison du XVème siècle tenue dans un bunker de la Seconde Guerre, une cathédrale d’Amiens en lieu et place du château de Rouen où se tint l’illustre procès, des références temporelles incohérentes avec les images… Les preuves s’accumulent vite. Réjouissantes. Aussi nombreuses que belles. Dumont fait fi du réalisme et dirige son film ailleurs. Pour notre grand bonheur. S’attarder sur les anachronismes et autres invraisemblances, c’est manifestement passer à côté du film. Tout y est vrai, mais tout fait figure de métaphore. C’est déjà là l’une des indomptables forces du film. 

Choisissant d’évacuer le réalisme, le réalisateur libère son film et le pousse vers la transcendance. On ne va pas voir Jeanne comme on irait voir Game of Thrones. C’est pourtant également un film de batailles, transportées du champ vers les coeurs. Le film a été réalisé avec peu de moyens. Pour le commun des mortels, de la contrainte naît l’imagination ; chez Dumont, naît la grâce. Trop dispendieuse, il lui est impossible de filmer la bataille de Paris, là bascule le destin de Jeanne. Qu’importe. La poésie prendra la place du sang. Il en résulte une chorégraphie magique, métaphore de l’âme de cette jeune cheffe de guerre. Quelle scène ! Aérienne, délicate autant que radicale. Un temps suspendu aux battements de tambours, des sabots des chevaux et des nuages de… Dieu ?

Le film est à la fois mouvement ascendant vers la transcendance et rappel à la terre. Terre et ciel se confondent en la personne de Jeanne. La scène de la bataille rend cette union manifeste. Elle est le point central du film, son point de bascule. Les échanges qui suivent entre Jeanne et l’un de ses combattants synthétisent l’évolution de l’âme de Jeanne. Car avec le réalisme, c’est malheureusement la volonté de transcendance que l’on jette aussi au cachot en la personne de Jeanne. En ce bas monde, rien n’est pur, seule la détermination et la conviction intime de cette jeune fille qui choisit l’humanité contre la gloire et la puissance. Toute la dynamique du film est ici : la tension entre la conception de Jeanne animée par la foi, celle en l’humain, à la vision étriquée et quelque peu égoïste partagée par le plus grand nombre. Ici, des hommes en hermine et cotte de mailles…

La brèche du sublime 

Cette croisade pour l’humain qu’incarne Jeanne prend encore plus d’ampleur portée par le texte de Charles Péguy. La densité du texte et le choix délibéré d’une interprétation théâtrale par des acteurs non professionnels, en décor naturel, confèrent à l’ensemble un mouvement qui tient du miracle. Le jeu des dictions est lui-même porté à merveille par les visages des interprètes pour certains venus tout droit des bestiaires médiévaux, laissent éclore le texte dans toute sa puissance et sa mélodie. Hormis quelques exceptions, les personnages masculins qui entourent Jeanne, s’ils se distinguent de la Pucelle par un gouffre d’une trentaine d’année, s’y opposent aussi dans leur stature. Il y a comme un vacillement chez eux. Une sorte de va et vient subtil, comme si un vent muet venait les pousser alors qu’ils s’expriment. Tremblements et hésitations de vieillesse, signes de faiblesse intellectuelle, ou tout simplement manifestation de l’ébranlement des fondations sur lesquelles ils sont confortablement juchés depuis des siècles ? Petite et ferme, seule, le regard planté dans la caméra, Jeanne, en habit de garçon, leur fait dignement face, dans cette église-tribunal. 

La langue de Péguy est musicale, elle est autre. Elle réveille celui qui l’écoute, contemporain endormi. La langue de Péguy est difficile et dense. Et drôle. De la répétition de certaines phrases naît un humour délicieux, discret mais puissant, qui se déploie pendant tout le film, comme une récompense à celui qui sait écouter. Si Jeanne est le lien entre la terre et le ciel, ironie et tragédie sont ici réunies par la langue. Une langue qui est soutenue, voire magnifiée, par la musique. Projection des sinuosités de l’âme, moderne, hallucinée, fragile, la musique de Christophe envahit le film. Non pas qu’elle le domine ni ne l’écrase, elle est ici chez elle, en son royaume.

S’il y en a pour les oreilles donc, les yeux ne sont pas en reste. La direction photo du film est impeccable. Oserais-je dire que les couleurs sont à se damner ? Je pense que oui, sans hésiter. La texture des costumes, les compositions des plans, les lumières douces diffuses et enveloppantes, tout y est beau, tout y est à sa place. On pense avec ravissement aux tapisseries médiévales, on pense aux primitifs flamands. On se régale. 

Sorcière ou sainte : le mythe contemporain

Prise dans la scène du procès, au plein coeur de cette cathédrale magnifiquement filmée pour donner physiquement à sentir l’infini, une étrange sensation de déjà vu s’est glissée en moi. Une jeune femme, tenue pour une illuminée par les puissances dominantes et reliquaires, se tient debout pour défendre non pas sa cause, mais la cause de l’humanité. Dans l’histoire Jeanne voulait “chasser les anglais hors de toute France”. Avec un tel postulat on pouvait craindre le pire, sachant que Jeanne d’Arc a été largement récupérée par les partis extrêmes. Et pourtant, là encore, regarder le film sous cet angle serait passer absolument à côté de son génie. Tout le talent de Dumont c’est de déplacer le point focal de l’Histoire, d’élargir le point de vue. De faire de Jeanne d’Arc la figure de la condition humaine. Rien de plus, rien de moins.

Mais voilà que reprit l’écho…

Quelles résonances contemporaines aurais-je pu trouver entre ce procès tenu en 1431 par une assemblée d’hommes quinquagénaires déconnectés, isolés dans leur tour d’ivoire catholique, rhéteurs parmi les rhéteurs, tremblant intérieurement de peur qu’une jeune bergère effrontée ne fasse effondrer leur système qu’ils tiennent depuis fort longtemps comme absolu ? Un absolu bien terrestre dans la mesure où il est grassement accompagné de son lot de privilèges. Hum, quelle ressemblance avec des faits récents pourrais-je voir en cela ?


Cherchons encore.

Quels discours portés par une femme questionne-t-on plus ardemment que d’autres car il remet en question la parole dominante ?

Non, toujours pas ?

Il est impossible d’ignorer le contraste entre les hommes de l’Église, les sachant dégarnis, empâtés dans leur velours pourpre, ornés de bijoux et la simplicité virginale de Jeanne. Autre force du film s’il fallait encore en citer, c’est la rencontre d’un discours mâle dominant, celui qui sauve, celui qui remet l’hérétique dans le droit chemin avec la conviction pure (une pureté que je vois ailleurs que dans sa virginité) de cette jeune fille. Le terrain de la religion permet d’identifier parfaitement cette rencontre et de voir les antagonismes se densifier. Mais qui ne voit pas que la bataille des discours se poursuit encore aujourd’hui, ailleurs, dans d’autres sphères. Si les enjeux religieux sont passés au second plan, les antagonismes entre un ancien et un nouveau monde sont forts, profonds et inflammables. Caduque, la parole dominante s’accroche à son royaume des preuves fallacieuses.  La jeunesse, quant à elle, est louche, elle décuple tout. Elle est suspecte. Surtout, elle est féminine.

N’y a-t-il donc pas un parallèle à faire, entre l’extraordinaire ordinaire héroïne médiévale et une autre figure, tantôt glorifiée, tantôt diabolisée, toute contemporaine et, “Dieu soit loué”, bien vivante ? Je ne pense pas que l’intention de Dumont ait été celle-ci. Reste que c’est ce que les voix m’ont soufflé tout bas. Souhaitons pour terminer, que le bûcher médiatique soit épargné à Greta avant de conclure : « Est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit. » dit Kant dans Critique de la raison pure. La Jeanne de Dumont en est l’exemple.

Ce film a été vu dans le cadre du Festival du nouveau cinéma 2019

Durée: 2h17

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