France, 2020
Note : ★★★★
Il souffle un vent de chaleur sur les côtes normandes de l’Été 85 de François Ozon. Pour ce dernier métrage ayant reçu le label du Festival de Cannes 2020, il adapte librement La danse du coucou du britannique Aidan Chambers. Entre suspens et passion charnelle, il nous dévoile la sombre et tragique histoire de deux adolescents qui découvrent, en même temps que l’amour, la dureté de la vie. De leur rencontre fortuite jusqu’à leur naufrage sentimental, ils seront liés durant 6 semaines et 8h par le romantisme morbide d’un pacte saugrenu : le premier des deux qui mourra ira danser sur la tombe de l’autre.
Le temps semble s’être arrêté au Tréport, cette station balnéaire ouvrière de Haute-Normandie où François Ozon transpose l’action du Southend on Sea anglais du roman. Attaché aux souvenirs de sa première lecture de l’œuvre, il conjugue la nostalgie juvénile d’une saison idéalisée, à une certaine réalité sociale qu’il importait au réalisateur de conserver. Il filme ainsi, le long de la jetée, les HLM desquels émanent un sentiment d’apathie face à la grandeur des falaises qui jamais ne se lassent de contempler la mer et son immensité. Pour pondérer le réalisme prégnant des décors, le cinéaste décrit alors le quotidien qu’il aurait voulu vivre en jeune adolescent qu’il était, celui qu’il aurait aimé voir sur les grands écrans au ciné. Son Été 85, c’est celui des vestes sans manches, des bandanas noués au cou et des jeans Levis montés à la taille. Celui des Cure et des toutes premières fois, de Jeanne Mas à ses amours fugaces. Une vision quelque peu sublimée et influencée par la stylisation d’une nouvelle génération de cinéastes à l’instar de Gus Van Sant (My own private Idaho, 1991).
De fait, la rencontre amoureuse entre Alex et David est aussi belle qu’universelle, débarrassée des enjeux imputables aux années 80 (l’arrivée du Sida), aussi libérées que puritaines face aux contrariétés liées à l’homosexualité. Une histoire somme toute classique, néanmoins dotée d’une forme utopique dans la veine de Call me by your name (2017), à la différence qu’ici, la fiction proposée par Ozon ne cherche pas à édulcorer les problématiques de l’époque qu’il choisit délibérément de ne montrer qu’en arrière plan (un coming out latent). La mise en image de son Été 85 ressemble alors à un teen movie sans ambages où l’on perce ses boutons devant le miroir comme on fait sauter les boutons pressions des jeans : avec la rapidité, la fébrilité et l’efficacité d’un jeune premier.
Nager dans les eaux troubles des lendemains
À 16 ans, Alex (Félix Lefebvre) est un jeune homme solaire, heureux d’entamer les premiers jours de l’été. Pour fêter son passage dans une classe supérieure, le blondinet emprunte le bateau d’un ami pour une virée au large. Subitement, le ciel s’assombrit et une tempête impromptue fait rage. Il chavire. Au loin, derrière la grisaille des nuages, se dessine un corps, puis un visage. Celui de David (Benjamin Voisin), fier capitaine d’un bateau qu’il dirige avec dextérité en direction du jeune naufragé. D’emblée, Ozon dépeint le héros comme un personnage de Flaubert sorti tout droit de l’univers de Géricault (figure posthume d’un martyr de l’art : le masque de Géricault). Cette « apparition », inopinée mais bienvenue, annonce les prémices d’une éducation sentimentale à venir qui n’est pas sans rappeler la scène du sauvetage d’un Téchiné. Dans Les témoins (2007), un policier se surprend à s’éprendre d’un ami sur le point de se noyer, au moment où son cœur se retrouve contre son corps en essayant de le ranimer. De manière infraliminale, l’eau semble alors révéler la vraie nature des sentiments lorsque rôde la mort. D’ailleurs, cette fascination pour la faucheuse, le réalisateur la partage avec Alex, féru d’Égypte et de pharaons qui tapissent les murs de sa chambre. Une fascination explorée dans une autre de ses œuvres, Frantz (2016), dont la corrélation se manifeste également par le grain si particulier du super 16 qui met en relief les décors et le naturel des peaux.
C’est au rythme de l’amour que battent les maux de nos cœurs
Du haut de ses 18 ans, David débarque dans la vie d’Alex à l’impromptu, le sauvant de l’eau comme de l’ennui journalier auquel il ne pensait pas pouvoir échapper durant cet été. L’effervescence des débuts est à son paroxysme lors de la fête foraine où une caméra subjective sur un manège capte leurs émotions les plus intrinsèques. Bras dessus bras dessous, cette parenthèse enchantée met en exergue l’ambivalence de leur relation placée sous le signe du rêve (les lumières vives des néons) et de la subversion. Alex est en admiration devant son sauveur à lui, rien qu’à lui, son héros qui se coiffe avec la lame d’un couteau. Avec sa dent de requin autour du cou, sa boucle d’oreille assumée et ses manches de tee-shirts roulées, David le bouscule et pique sa curiosité comme le désinfectant pique sur leurs plaies après qu’une bagarre est éclatée. Ça fait mal mais on est prêt à y retourner. Pénétrant l’intimité de son partenaire en lui forçant le pas, il lui impose, sans s’en rendre compte, un rythme qui n’est pas le sien. De fait, lorsque Ozon revisite la scène culte du walkman dans La boum (1980)sur du Rod Stewart bien senti (Sailing), le manque de synchronicité entre les deux garçons est flagrant, soulignant, à ce moment-là du film leur décalage constant. Il règne alors un sentiment d’inquiétude sur la bascule qui peut s’opérer d’une minute à l’autre. Des minutes très précieuses quand on connait la fulgurance de leur romance.
Naufragés de l’amour
Dès le début, ce qui s’apparente à un sauvetage finit rapidement par devenir un naufrage, à l’image de leur rencontre sous un orage, signe d’un mauvais présage. Tel un prédateur repérant sa proie, David exerce une emprise à laquelle le jeune bambi ne peut se soustraire, absorbé par son désir d’aimer. S’il n’a pas le pied marin, il est pourtant prêt à se jeter à l’eau, tête la première, dans cette relation naissante qui réveille en lui une envie d’ailleurs. David est ce garçon plein de promesses avec qui il veut vivre une romance, sa romance, biaisée par l’idéal qu’il s’est fait du parfait fiancé. En admiration devant l’audace et la fougue dont fait preuve David l’intrépide, il se fourvoiera dans une impasse émotionnelle que même l’attirance charnelle ne pourra tempérer (jalousie, possessivité) lors de l’arrivée de Kate, une jeune anglaise qui ne laisse personne indifférent. Poussé dans ses retranchements, il travestira son corps mais pas ses chimères qui le rongeront jusqu’aux viscères, dépassé par l’ampleur de leur relation (il nage jusque dans son casque de moto). Celui qui aimait la mort va dès lors apprendre à aimer la vie, comme le souligne cette scène où sa tête est tournée vers la lumière, à l’opposé d’un crâne tourné vers le passé.
Un coeur qui déraille
Fidèle à la structure narrative du roman, Ozon manie à la perfection les intrigues à tiroir qui ont fait le sel de son cinéma (Dans la maison, 2012). Dès l’ouverture du film, il use de flashbacks montés en parallèle aux scènes du présent pour insuffler du mystère à son histoire. Alors que les raisons de l’incarcération d’Alex sont dévoilées rapidement dans le roman, le réalisateur préfère laisser planer le doute, employant un procédé ayant déjà fait ses preuves par le passé (Frantz). En effet, il distille un suspens dont lui seul maîtrise aussi bien les codes afin de déjouer les attentes du public, parfois frustré de s’être fait prendre mais souvent ravi de l’avoir été. De plus, il fait monter le désir d’un cran en retardant le premier baiser des garçons à l’écran. Il les observe à distance, calmement, avec une tendresse infinie qui se moque gentiment de leur maladresse. La caméra du metteur en scène s’arrête au trou de la serrure d’une porte de chambre fermée et ne pénètre pas l’intimité des personnages. À un âge où l’on donne tout sans compter, le cinéaste semble chercher, pétri de pudeur, à préserver l’innocence de leur première fois sous l’œil complice et sentimental d’Alex, par ailleurs le narrateur de l’histoire.
Ce dernier accompagne alors le spectateur dans la découverte de son récit, favorisant ainsi l’adhésion à ses amours meurtries. Souvent bavarde, sa voix-off ne manque pourtant jamais de cohérence, empreinte d’une sincérité troublante rattachée aux questionnements de l’adolescence. À la manière d’un journal intime, elle tente de donner vie aux maux qu’il n’a jamais dit, dans un style romanesque propre au réalisateur qui se plaît à jouer de la confusion entre ses sentiments et ceux du garçon. Il lui confie le soin de transcrire ses amours contrariées, dans une mise en abîme salutaire et cathartique, appuyée par le regard empathique et intrigué d’un professeur (méconnaissable Melvil Poupaud affublé d’une épaisse moustache, d’un pull jacquard et d’un velours côtelé). Ce dernier l’invite à coucher sur le papier son histoire atypique pour mieux l’appréhender et s’en détacher. Écrire, c’est chercher à s’émanciper de sa peine. C’est cette figure emblématique de l’écrivain qui s’injecte dans les veines de quoi nourrir une inspiration loin d’être vaine.
La danse des morts, l’amour au corps
Ozon n’a pas son pareil pour mêler les genres, insérant de l’humour lorsque la situation le requiert tout en conservant son mordant légendaire. Incapable d’inhiber ses émotions, la mère de David claque les fesses d’Alex lorsqu’il monte les escaliers (clin d’œil à son bateau baptisé le tape-cul). Ainsi, il offre à Valéria Bruni Tedeschi l’occasion de briller en matrone désinvolte et exaltée qui n’a pas sa langue dans sa poche. Ni les mains d’ailleurs. Une caractéristique propre aux mœurs d’une époque où l’on ne questionnait pas encore les limites des gestes que l’on posait spontanément.
À l’évidence, les personnages secondaires masculins manquent de relief à côté des ces femmes pittoresques, de ces mères tutélaires dont la présence est nécessaire à l’émancipation des jeunes garçons. Il faut dire que les pères sont souvent absents dans l’univers d’Ozon. Pourtant, leur ascendance résiste au temps. Il n’y a qu’à voir la mère d’Alex (impeccable Isabelle Nanty), effacée derrière un mari dont le rôle et l’autorité sont chasse-gardée. Elle aurait sûrement voulu vivre une autre vie mais ne s’est jamais permise de la rêver ailleurs que dans son foyer, laissant son mari décider de l’avenir de son fils comme de toute la maisonnée. Le cinéaste évoque alors la pression familiale susceptible d’être ressentie en raison des petits mouchoirs disposés sur les troubles liés à la masculinité. En effet, ne pas évoquer l’homosexualité d’un oncle de la famille, c’est faire comme si elle n’avait jamais existé. Une fois n’est pas coutume, il dénonce l’ubiquité du silence qui embastille les pensées. Mais il n’y a rien d’immuable, Ozon le sait. À l’instar de Grâce à Dieu (notre critique ici) où il mettait de l’avant l’importance d’une parole libérée, il préfère ici se jouer des convenances en instillant de l’espoir dans les relations mère/fils (scène de cuisine rappelant celle de Josiane Balasko et Swann Arlaud).
On n’est pas sérieux quand on a 17 ans disait Rimbaud. Influençable parfois incontrôlable, on agit souvent sans réfléchir, animé par des sentiments aussi imprévisibles qu’irrépréhensibles. François Ozon avait 17 ans lorsqu’il découvre le roman d’Aidan Chambers. Touché par cette histoire hors norme qui bouleverse, pour l’époque, la représentation souvent sombre et grave de l’homosexualité, il rêve d’en faire le sujet de son premier film alors qu’il commence tout juste à réaliser des courts-métrages. Vingt-deux ans après Sitcom (1998) et dix-huit longs métrages plus tard, le projet a mûri dans sa tête au gré de ses explorations du travestissement (Une nouvelle amie, 2014), de la mort (Frantz), de la figure du professeur (Dans la maison) et de sa fascination pour la langue anglaise (Swimming-pool, 2003). Depuis, son cinéma a gagné en maturité et peut s’enorgueillir, au fil du temps, d’avoir fait fi de la provocation des débuts au profit d’une sagesse bienvenue. Son Été 85 se regarde alors comme le panel d’une filmographie fidèle à ses thèmes de prédilection, au roman, comme à lui-même. Certes, on pourrait reprocher au cinéaste son manque d’originalité dans l’évocation de sujets maintes fois abordés. On pourrait critiquer la banalité des sentiments décrits, leur superficialité. Mais cette maladresse à aimer, cette légèreté presque naïve, n’est-ce pas là le symbole des amours adolescentes ? Des amours incohérentes car dévorées par la passion, commandées par la spontanéité et la fraîcheur du moment qui se perdront rapidement une fois encaissée la douleur d’un premier rejet. Qu’importe. Alex saura trouver son rythme pour danser de nouveau, à l’image de nombreux personnages chez Christophe Honoré qui s’intéresse également aux récits initiatiques gays (Plaire, aimer et courir vite, notre critique ici). Il faut savoir laisser passer l’orage, pour arrimer son amour, à l’âge où l’on est tenté d’emprunter des détours. La mer est ce regard tourné vers l’horizon, cet espoir à vouloir s’en sortir, baignée par le soleil et ses rayons qui irisent l’eau comme les jeunes peaux opalines aux abords des grandes plages de galets, où les cœurs endormis de ces âmes enfantines viennent sagement se réchauffer. La fin d’une saison n’est jamais que la promesse d’une autre à venir. Dansez, dansez ! Vivez pour ne rien regretter. Exultez les cœurs, exaltez soyez. Aimez.
Durée : 1h40
Ce film a été vu dans le cadre du Festival Cinémania.