Entrevue avec Bertrand Bonello : La bête

Canada, 2023

En pleine édition du Festival du Nouveau Cinéma 2023, nous avons rencontré Bertrand Bonello pour la sortie de son nouveau film, La bête. L’occasion de parler également de sa filmographie à l’honneur avec la remise d’une Louve d’or pour l’ensemble de sa carrière.

Si on passait d’une identité de genre à une autre dans Tiresia, de la filiation entre un père et son fils dans Le pornographe, avec La bête, la figure du passage évoque ici la déliquescence de l’humanité face à l’évolution technologique que vous explorez au travers de 3 époques temporelles différentes dont les mises en scènes singulières de chacune s’entremêlent. Comment avez-vous façonné cette déconstruction narrative du temps ?

Avec du temps (rires). Même si on arrive assez vite à trouver le principe de base, il demande après un équilibrage hyper complexe, quasiment mécanique en fait. Je pense que je n’ai jamais fait autant de versions de scénarios. J’ai dû en faire une vingtaine. Avec du temps donc pour que les choses se répondent, pour arriver surtout à ce que l’on n’ait pas 3 histoires mais que ces 3 histoires finissent par en fabriquer une seule grande. Idem pour les personnages. Que ce ne soit pas 3 personnages mais un seul avec plusieurs vies antérieures. C’est un travail un peu laborieux.

Est-ce que c’est un travail d’écriture pour chacune des parties que vous essayez par la suite de réécrire au montage ?

Non. Le film que vous avez vu est hyper proche du scénario : dans les passages d’une scène à un autre, dans les passages où l’on revient. C’est pour ça que je disais que c’est un travail minutieux, ce n’est pas un truc que l’on peut trouver au montage. Même à la fin de la partie 2014 quand il y a toutes les répétitions avec la porte qui se ferme…tout ça est écrit en amont dans le scénario. Au montage, on est limité par le matériel en fait. Je suis très obsédé par la préparation donc le plus on prépare, le plus on est libre.

Nocturama, copyright Hamza Meziani

Dans Nocturama (2016), vous excelliez dans la critique d’une société capitaliste où l’on nous crée des besoins qui risquent de dévoyer notre propre identité (face à face troublant entre un jeune homme et un mannequin affublé du même chandail). Ici, l’identité semble être tourmentée par l’omniprésence des machines et de L’Intelligence Artificielle qui promet un monde meilleur mais déconnecté de la réalité (malheureusement des gens également), comme en témoigne la scène d’ouverture de votre nouveau film qui se déroule sur un plateau de tournage à fond vert où le seul élément réel, c’est l’actrice.

Si les moyens de communication ont beaucoup évolué depuis les 20 dernières années vous semblez vous questionner sur ce que deviendront les relations humaines et la place des auteurs, de la création au sens large du terme.

Oh ben là pour le coup, je ne suis pas le seul à me questionner parce que même si j’ai commencé à écrire il y a 4 ans, ça a quand même été un des gros sujets de l’année 2023.

Avec la grève des scénaristes à Hollywood ?

Clairement avec la grève mais pas seulement puisque cette année, tout le monde s’inquiète des dangers de l’Intelligence Artificielle. Son fondateur a même dit qu’il avait créé quelque chose de plus dangereux que la bombe atomique.

Quelque chose qui le dépasse.

En effet. Parce que c’est un outil et qu’un outil, il faut toujours en être maître. À partir du moment où c’est l’outil qui est maître de l’humain, là, il y a vraiment un danger. C’est ce qu’a très bien montré Kubrick dans la scène de 2001 l’Odyssée de l’espace (1968) quand le type dit : « ouvre-moi la porte » et que l’ordinateur lui répond : « si je t’ouvre la porte, tu vas me déconnecter parce que j’ai lu sur tes lèvres ». Donc là tout d’un coup, une machine est plus forte que l’humain, c’est quelque chose qui fait peur. Parce qu’il peut y avoir une mauvaise utilisation. Et on en revient à des problèmes qui ne sont plus du tout technologiques mais éthiques, moraux, politiques. D’où une grande inquiétude. Et ils n’étaient pas là quand j’ai écrit. Je m’en suis servi parce que je trouvais ça terrifiant en effet, mais comme un outil de science-fiction. En ce moment, ce n’est plus du tout de la science-fiction. Quant au fond vert, ce que vous disiez est très juste. Dans l’inconscient du spectateur, ça évoque le virtuel…c’était pour dire qu’il y avait très tôt dans le film de la virtualité, pour l’annoncer, mais aussi une manière de dire mon sujet c’est elle, c’est Gabrielle et pour aller un peu plus loin, mon sujet, c’est Léa Seydoux.

Vos films offrent souvent une représentation picturale très fouillée (allusion à Marat, figure révolutionnaire et martyre aimé du peuple dans Nocturama), La bête ne fait pas exception à la règle dans une mise en scène de symboles que vous vous plaisez à ne jamais expliquer. Sachant que le décor raconte aussi une histoire, comment avez-vous travaillé l’esthétique du film ?

Nocturama, copyright Hamza Meziani

Vraiment en amont. Avec mon équipe que je choisis très tôt, bien avant la prépa, on passe beaucoup de temps à s’envoyer des woodboard, des images références…ça ne veut pas dire des images que l’on va reproduire mais sur lesquelles on peut rebondir. C’est un travail qui se construit petit à petit. Dans la partie 1910 du film, il y a quelque chose de l’ordre de la reproduction. Pour la partie 2044, c’est beaucoup plus compliqué car c’est de l’ordre de l’invention. Comment représenter le futur ? Même si ce qu’il y a dans le film est en apparence simple, c’était un très long trajet pour arriver au résultat final puisque tout par définition est possible. Je travaille avec la même équipe visuelle depuis longtemps et ce sont des réflexions que l’on a très en amont, en essayant que tout le monde communique ensemble (chef déco, chef costumier, chef opérateur…)

Est-ce que c’est comme dans Rouge d’Antoine Barraud (2015) où vous êtes acteur et cherchez la toile parfaite pour représenter la monstruosité, une sorte de mise en abîme annonçant les thématiques à venir dans La bête ?

 À l’instar de cette tâche rouge qui grandit dans le dos du personnage, vous semblez laisser penser que le vrai mal, cette bête, elle est en chacun de nous. On pourrait presque parler d’une bête à plusieurs visages : peur d’aimer et de s’engager, peur de la mort au travers les catastrophes naturelles évoquées dans le film (une crue historique de la Seine, le tremblement de terre en Californie).

Le dos rouge, copyright Epicentre Films

J’avais envie en tout cas de mélanger dans chaque époque un drame intime avec un drame collectif. En 1910, on peut dire que c’est la crue le drame collectif, on peut dire aussi qu’au moment où tout le monde semble croire que le 20 siècle sera merveilleux, on est 4 ans avant un tunnel, avant la guerre. En 2014, on peut dire qu’une des catastrophes est le tremblement de terre mais on peut dire également que l’autre catastrophe, c’est une espèce d’amnésie provoquée par ce rapport aux réseaux sociaux…ça aussi c’est une catastrophe collective. Et en 2044, on peut dire que la catastrophe c’est qu’il n’y a plus de catastrophe. D’ailleurs, il y a un personnage secondaire qui le dit : « la catastrophe a déjà eu lieu, on s’ennuie ». On s’ennuie, c’est une autre manière de dire, puisqu’on n’a plus peur, on n’est plus vivant. La peur est un sentiment qui vous fait être aux aguets. Quand on a peur de quelque chose, on regarde et quand on regarde, on voit le monde. Quand on n’a plus peur, on ne voit plus rien. Alors c’est un sentiment dur parfois, mais c’est vrai que ce qui traverse le film avant tout c’est la peur d’aimer. Ça, c’est quelque chose qui vient vraiment du livre de Henry James. Moi j’ai juste inversé les rôles, quand la femme meurt, il s’aperçoit que cette bête qu’il redoutait, c’était la peur de s’abandonner. Parce que quand on s’abandonne, on peut se faire mal.

C’est vrai. La peur peut aussi parfois être celle d’avancer.

Il y a deux sortes de peur c’est vrai.

La peur comme moteur…

Voilà et la peur qui paralyse. On peut dire qu’il y a une bonne peur et une mauvaise peur. Celle qui paralyse elle est atroce. Et celle qui pousse à être aux aguets, elle invite à voir le monde.

Qu’est-ce qui vous fascine tant dans la représentation du Monstre que vous évoquez d’ailleurs aussi bien dans la forme anticipative, le mélo SF, le slasher, drame costumé historique… ?

La bête, copyright Carole Bethuel

Il y a une phrase de Diane Arbus dont je ne me souviens pas sur le monstre qui est magnifique, il faudrait que je la retrouve…elle dit que c’est un aristocrate parce qu’il avait déjà tout traversé. Ce qui me fascine dans le monstre, c’est le côté rejeté et quand même chercher l’humanité à l’intérieur de cette personne.

Une forme d’optimisme ?

Non parce que le monstre, il souffre. Aller chercher la solitude, la marge, le monstre est souvent quelqu’un qui est marginalisé et la marge m’intéresse plus que le centre.

Ça permet de sortir de la binarité.

Exactement.

J’avais trouvé que c’était le cas justement dans St Laurent (2014). Des deux œuvres sur le couturier (l’autre est de Jalil Lespert), j’avais trouvé le votre plus intéressant car la partie introspective permettait davantage de comprendre le personnage même si le second est très beau par exemple dans son emphase sur les costumes, mais vous n’y aviez pas eu accès je crois.

On a dû tout refaire en effet.

Ça amène un plus de travailler davantage l’intériorité des personnages.

Saint laurent, copyright 2014 Carole Bethuel

C’est une approche différente. Après la grande différence, c’est qu’il y en a un qui est supervisé par Pierre Bergé et l’autre pas du tout. Ce qui m’intéressait, ce n’est pas tellement la succes story de St Laurent, on ouvre une page Wikipedia on l’a. En revanche, ce qui m’intéressait c’est qu’est-ce que ça lui coûte tous les jours d’être St Laurent. Sa mélancolie m’intéresse plus que son succès. Donc ça lui coûte et cette douleur-là, je voulais la saisir.

L’intertextualité cinématographique est souvent présente dans vos œuvres (quadruple split screen comme dans Nocturama, présence de poupées comme dans Coma (2022), détails des costumes et des décors comme dans L’Apollonide : souvenirs de la maison close (2011), présence de l’anglais comme dans Quelque chose d’organique (1998). Est-ce une volonté implicite ou explicite ?

Non, je pense que ce sont mes goûts. Ce n’est pas tant une volonté, c’est un naturel qui m’emmène de plus en plus vers l’hybridation, vers les mélanges qui ont peut-être atteint des sommets avec Coma qui est vraiment un film qui mélange absolument tout. Mais Coma, sous son côté grande liberté, il m’a demandé beaucoup de travail pour que ça fonctionne. Ce n’est pas juste de se dire je vais mélanger du zoom avec du dessin-animé…une fois que l’on a l’idée, après cela demande un peu de minutie. C’est vrai que mes penchants vont de plus en plus vers ça.

La Bête évoque tantôt la psyché de Lynch (maison de verre sur les collines californiennes), tantôt celle de Cronenberg (Crimes of the future, 2022). Comment nourissez-vous vos films de références ? Quelle est la représentation du monstre qui a vous le plus hanté en tant que cinéphile ?

Alors ça c’est deux questions. La première, sans y penser en fait car lorsqu’on voit beaucoup de films, les choses se font toutes seules. Pour être très honnête, il y a deux films que j’ai revu avant La Bête : c’est The Age of innocence de Scorsese (1993) et When a stranger calls (Simon West, 2006) qui est une espèce de slasher des années 70 avec une baby-sitter dans une maison. Les choses sont faites pour circuler donc ce qu’on emmagasine, on le remet d’une autre manière et c’est l’histoire de l’art qui est comme ça.

Pour la deuxième question (réflexion), peut-être Michael Corleone.

Pourquoi ?

Parce qu’il a beau en appeler au clan familial, il finit quand même par tuer son frère et être dans une immense solitude parce qu’il a une folie monstrueuse aussi. Alors ce n’est pas un Monstre de film de genre. Marlon Brando dans Apocalypse now (Francis Ford Coppola, 1979) aussi. Pareil, ce n’est pas un Monstre de film de genre, mais il y a quelque chose de monstrueux chez eux qui me hante pas mal.

Apocalypse now, copyright Studiocanal

Une fois n’est pas coutume, vous composez vous mêmes les musiques de vos films, à quelle étape vous la composez ? Comment travaillez-vous votre mise en scène ? Est-ce que la musique vient s’apposer sur les images après le tournage où vous l’avez déjà en tête avant ?

Pendant l’écriture, j’alterne entre mon bureau et mon studio de musique et j’essaye de terminer la version finale du scénario avec un maximum de matériel musical pour que ça commence déjà à dialoguer entre l’écriture et la les musiques. Après, ce que je fais beaucoup au montage, c’est que j’arrive avec mes fichiers et quand je tente un truc sur une scène, je repars avec la scène le soir et je continue à travailler la musique pour qu’elle rentre bien dans la scène. Il faut que ça reste un ping-pong et non pas un film avec une musique qui vient par-dessus.

En parallèle de La Bête, vous avez une rétrospective qui est la première intégrale consacrée à votre filmographie, qu’est-ce que cela vous fait après 20 ans de carrière d’être honoré avec une Louve d’or ?

Alors il y a deux manières de voir une rétrospective, soit ça sent la fin, soit c’est la fin de quelque chose et donc le début d’autre chose. Je vais le prendre de la deuxième manière (rires).

C’est vrai que c’est toujours déstabilisant de se retourner sur son passé. Les gens me posent des questions sur des films que je n’ai pas revus. Le temps a passé et c’est aussi très flatteur qu’un festival ou une institution (grosse rétrospective à la cinémathèque française également en début d’année) prenne le temps de s’interroger avec des textes, des tables rondes. Des gens qui réfléchissent sur les liens entre les films qui sont des choses auxquelles je ne réfléchis pas.

Une fois créées, les œuvres ne vous appartiennent plus, elles vous échappent.

Oui, nous on n’y pense pas forcément. J’ai lu plusieurs fois des textes faits par des journalistes et c’est vrai qu’il y a des choses auxquelles je n’avais pas pensé. Et tant mieux.

Durée : 2h26

Vous pouvez retrouver ici l’article d’Alexandre sur Nocturama pour encore plus de Bertrand Bonello!

Cette entrevue a été réalisée dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma.

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