France, Luxembourg, Belgique, 2020
Note : ★★★★
La nouvelle est tombée en fin d’année dernière. Deux représentera la France aux Oscars le 25 avril prochain. Fort d’un succès inattendu à l’international, le premier long-métrage de Filippo Meneghetti peut s’enorgueillir d’avoir remporté cette nomination face à François Ozon (Été 85, notre critique ici) et Maïwenn (ADN), deux cinéastes chevronnés. Gageons que la faible représentation au cinéma d’un amour saphique de plus de 70 ans a favorisé l’accueil chaleureux reçu par le film depuis sa sortie officielle en février 2020. Malgré l’arrivée intempestive de la pandémie quelques semaines seulement après son lancement, 49 000 personnes se sont déplacées pour le voir. Un modeste achalandage à remettre évidemment dans son contexte tandis que le bouche-à-oreille, lui, n’a jamais démérité. Tour à tour enivrant et captivant, Deux a tout ce qu’il faut pour se démarquer, grâce à l’universalité du portrait amoureux brossé qui saura venir cueillir le plus insensible des spectateurs.
Madeleine (la lumineuse Martine Chevallier) et Nina (l’intrigante Barbara Sukowa) s’aiment d’un amour évident, nourri par la même insatiabilité qu’à son commencement. Voisines de paliers, elles vont et viennent l’une chez l’autre, façonnées par un désir invétéré qu’elles ont cultivé de nombreuses années, telle une fleur craignant de se faner. C’est qu’elles savent leur amour fragile. Un de ceux qui se laisse trahir par les yeux quand on prend le temps de s’y pencher un peu. En effet, malgré leurs 70 ans révolus, personne ne connaît la nature de leur relation, pas même les enfants de Madeleine dont la fille, Anne (versatile Léa Drucker), s’occupe d’elle régulièrement avec énormément d’attention. Défiant le temps qui s’égraine à l’orée de leur dernier quart de vie, les deux amantes ont ainsi choisi d’aller vivre en Italie, à la recherche d’une plénitude bien méritée après autant d’années passées à se cacher. Malheureusement, Madeleine est victime d’un sévère accident vasculaire qui contraint soudainement Nina à s’adapter à une toute autre réalité.
Originaire du Nord de l’Italie, Filippo Meneghetti fait ses premières armes en tant qu’assistant réalisateur. En parallèle, il met en branle des projets plus personnels dont la conception de 3 courts métrages. Deux est son premier film. Avec sa co-scénariste Malysone Bovorasmy, il leur aura fallu 5 ans d’écriture pour qu’il puisse voir le jour. Même la feuille de route parfaite des actrices principales n’a pas aidé à le financer. Sociétaire de la comédie française, Martine Chevallier n’a pourtant plus rien à prouver, à l’instar de l’allemande Barbara Sukowa, très active dans son pays d’origine. Quant à Léa Drucker, ses choix de carrière plus rigoureux dans les dernières années, ne l’ont pas rendue plus bankable, malgré la reconnaissance de ses pairs pour son travail sur la série Le Bureau des légendes et Jusqu’à la garde de Xavier Legrand (César de la meilleure actrice en 2019).
C’est qu’il n’est pas commun de monter un projet sur un sujet aussi sensible que le coming-out tardif de deux femmes d’âge mûr. L’amour est-il encore de saison lorsque nous vieillissons? Est-il assujetti à une date de péremption? Doit-on s’arrêter d’aimer en raison de sa sexualité, du regard réprobateur de la société? Des questions auxquelles le réalisateur répond avec une douce et sensible bienveillance. L’exclusion qu’on inflige aux aînés ressemble d’ailleurs à celle vécue par les actrices vieillissantes dont les rôles se font de plus en plus rares. Elles souffrent régulièrement de la pression que le système leur impose, en devant rester jeunes et belles, de manière à pérenniser leur carrière pour ne pas sombrer dans l’invisibilité (thème évoqué dans notre critique de Celle que vous croyez). Pourtant, ce sont des femmes dont le savoir et les acquis valent bien plus que les attraits charnels révélés par leur physionomie. Le cinéaste ne s’y est donc pas trompé en taillant deux rôles sur mesure pour Martine Chevallier et Barbara Sukowa. De l’expérience, elles en ont accumulée à travers les années, des planches de théâtres aux écrans de cinés. Deux parcours disparates, deux énergies qui, appariées ensemble, finissent par mettre en avant la finesse et la justesse de leur jeu complémentaire.
Quand l’amour frappe à ta porte
Après le décès de son mari, Madeleine n’a pas su s’émanciper de son rôle parental. Devant ses enfants, elle a tu ses sentiments pour Nina, arrimés à vau-l’eau depuis bien trop longtemps. Anne est pourtant une fille aimante et soucieuse du bien-être de sa mère, cette dernière n’ayant jamais pu lui avouer son doux secret. Un secret qu’elle cache précieusement, comme un trésor requérant de l’attention pour ne pas se faire voler. En effet, les deux femmes sont issues d’une génération habituée à travestir la vérité de façon à mieux vivre ses rapports journaliers. Au dernier étage de leur immeuble, elles sont sur un nuage, au-dessus de tout, au-dessus des mœurs rigoristes et sectaires d’une société qui ne permet pas encore aux amours homosexuelles de s’affirmer ouvertement (encore moins passé un certain âge). Une fois leurs portes fermées, elles redeviennent de simples voisines. Nul n’a le droit de les juger, de les condamner, et pourtant, même si le désir est là, palpable du bout des doigts, il leur faudra du cran pour tomber les masques et nourrir l’espoir de pouvoir vivre au grand jour leur amour, sans se sentir honteuses d’aimer à leur tour. C’est pourquoi partir devient vite une évidence, une obsession dont elles ne peuvent plus se défaire. Et quelle ville mieux que celle aux sept collines pour aller finir ses jours et recommencer sa vie? Rome, lieu de leur rencontre, prémices d’un désir irréfragable et symbole d’un renouveau amoureux qu’il est plus facile de faire accepter à des inconnus, délestés de l’impact émotionnel consubstantiel à la famille bien souvent nourrie d’attentes. Doit-on se sacrifier pour sa famille? Par amour?
Sans toit ni droit
L’idée de départ vient d’une anecdote rapportée au réalisateur, touché par le récit de deux veuves laissant toujours leurs portes ouvertes au dernier étage de leur immeuble. Le reste a été inventé pour coller à sa vision qu’il souhaitait mettre en scène autour d’un axe bien précis : celui du thriller. Loin d’être abscons, ce parti pris audacieux témoigne de sa volonté à décrire cette histoire sous un angle nouveau, un angle auquel le spectateur n’est pas habitué, de façon à titiller son intérêt de plus en plus marqué à mesure que l’intrigue avance. Le passé des personnages se révèle alors en grattant, couche par couche, le vernis recouvrant leur relation saturée de faux-semblants qu’un jeu de miroirs et de cadrages vient mettre en avant. Souvent séparés dans l’espace et dans le temps, ils doivent, pour se rejoindre, franchir une ligne invisible imposée par l’imaginaire collectif, peu enclin à accepter la vision de deux femmes ensemble. Jouant de regards complices, ces dernières s’amusent à s’inviter l’une chez l’autre, pour tourner en dérision une situation qui astreint leur amour à se vivre de l’intérieur (Nina joue à la voisine parfaite devant un agent immobilier). De cette façon, la récréation de leur va-et-vient amoureux favorise la circulation de leurs sentiments entre deux univers distincts que tout oppose au départ. Une sorte de passage invitant au voyage et à s’affranchir des limites fixées par le cadre.
La parole du cœur
Seulement Madeleine perd l’usage de la parole, prisonnière d’un corps se rappelant de tout. Un corps qui se rebelle face à l’autorité, prêt à fuguer pour retrouver sa liberté d’aimer. Elle laisse ainsi Nina, seule, payer le prix fort pour leur secret bien gardé. Celle-ci n’est désormais plus la bienvenue dans l’appartement de sa tendre moitié, traitée comme une vulgaire étrangère par l’aide-soignante qui vient d’être engagée, elle qui connaît pourtant mieux que tout le monde son amie, son amante et ses besoins. Rapidement, elle va devenir une menace pour la préposée qui semble n’être là que pour encaisser son chèque. Aussi aimable qu’une porte de prison, elle ne fait montre d’aucune empathie à l’égard de Nina, usant de subterfuges discutables pour approcher sa bien-aimée. Si une porte fermée protège à l’accoutumée de l’inconnu, ici, elle empêche les deux conjointes de se retrouver. À ce moment-là, le réalisateur joue avec les codes du suspens pour installer une tension dramatique, grâce à un travail minutieux du son (bruits sourds) amplifiant les effets voulus. En outre, de nombreux cadrages resserrés sur les yeux et les actions de son personnage renforcent sa détermination à vouloir se rapprocher de l’être aimé. La caméra se fait insistante sur le judas des portes, quant à celles entrouvertes, elles incitent l’œil à pénétrer chez autrui. Tapie dans l’ombre de son appartement, Nina attend impatiemment que la minuterie du couloir s’éteigne, pour pouvoir, la nuit, s’immiscer en douce dans le lit de sa compagne. Bien qu’elle dispose des clefs pour pénétrer chez Madeleine, elle est plus d’une fois obligée de se cacher, à deux doigts de se faire prendre comme une voleuse pour pouvoir l’approcher. Tel un voyeur, le spectateur est alors complice de son effraction dont la seule infraction est celle d’aimer. Fini la diaprure des murs et la ritournelle italienne de leur amour qui ne joue plus que dans sa tête (magnifique Sul mio carro de Betty Curtis). La platine tournante est désormais à l’arrêt, de même que leur cœur ne sachant plus vraiment être à la fête.
Deux aurait pu être bien des choses : une comédie romantique à l’eau de rose, un mélodrame dans les règles de l’art ou encore une romance à faire pâlir tous les marquis de Sade. Il n’en est rien. Force est de constater la brillance du scénario qui lorgne du côté du thriller poétique, tout en conservant certains ressorts propres au drame sentimental. Dans ce huis-clos amoureux, le format scope utilisé lors du tournage permet de filmer les corps avec distance et retenue tandis que la mise en scène, plutôt habile, marie des cadrages ingénieux avec le jeu, tout en pudeur, des actrices cortégées d’émotion. Le cinéaste crée du suspens en distillant au compte-gouttes les informations sur le passé des personnages afin de jouer avec les attentes des spectateurs. Ainsi, il nous épargne la bluette convenue et insipide pour s’emparer d’un vrai sujet de société : la mise en cage des amours homosexuelles. L’accident vasculaire de Madeleine n’est que la résultante du remord et de la culpabilité imposée par la morale étriquée de la société, au mépris des sentiments qu’elle n’a jamais cessé d’échanger avec Nina en toute légitimité. Personne n’a été berné. C’était là, sous leurs yeux. Ils n’ont juste pas su regarder les choses telles qu’elles étaient. Il faut parfois laisser du temps à ses proches pour gommer l’image rassérénante qu’ils s’étaient figurés de nous, et leur donner l’occasion d’amener à résipiscence leur comportement désobligeant. À un âge où il est rare de pouvoir se réinventer, il serait dommage d’oublier de s’aimer et de ne pas accepter la personne que l’on est.
Bande annonce originale:
Durée : 1h35
Crédits photo : Sophie Dulac Distribution