Demy teinte

Il fait actuellement 17 degrés à Cherbourg, France. À Montréal, Canada, on compte enfin les degrés au dessus de 30. Il est loin déjà le soir de mai, sous la pluie, celui qui a vu la salle de la Cinémathèque québécoise se remplir pour la projection des Parapluies de Cherbourg, de Jacques Demy (Palme d’or, 1964). C’est que depuis l’été, le printemps semble encore plus lointain que tardif. Tout aussi lointain étaient mes souvenirs du film. Fouillant ma mémoire je ne retrouvais qu’une infinie impression diffuse de tristesse.

Il était une fois…

Premières notes. Ça commence. Ça commence follement. La salle frissonne, de plaisir et un peu de froid. Le film s’ouvre comme un ballet. Farandoles de parapluies en guise de tutus vus de dessus. Nuances de couleurs douces, marins en habit, on se croise, on s’évite, en un mot, on y danse au son de… Est-il utile ici de préciser qu’on y danse au son de la mélodie composée par Michel Legrand ? Et quelle musique intrigante. Entre les tintements et les voix d’enfants d’un conte de fée et la pleine mélancolie. On y danse certes, mais pas d’un pas joyeux. Le film s’ouvre avec ce qui deviendra au fil de l’histoire le thème des amants. La lancinante beauté, à la fois étrange et banale, de la mélodie colle parfaitement au destin des amants que l’on sait séparés par l’Histoire. Avec Les parapluies, Jacques Demy signe le premier film entièrement chanté de l’histoire du cinéma. Une audace de 90 minutes où rien ne peut être laissé au hasard. Pas de place pour le superflu dans ce film-opéra structuré en 3 actes : Le départ, L’attente, Le retour. 

Et à Geneviève (Catherine Deneuve) et Guy (Nino Castelnuovo), les deux protagonistes, de pousser la chansonnette. L’histoire se tient en 1958, à Cherbourg évidemment. Ils s’aiment. Geneviève et Guy, ils s’aiment. De cet amour absolu qu’on prête à la jeunesse. Elle au visage d’ange, lui à l’air rêveur. Lui garagiste – comme le père de Demy – , sa mère à elle vend les fameux parapluies. Ils s’aiment donc ils le chantent. 

Mais leur situation est déjà fragile dès le début du film. Un amour plus ou moins secret et non soutenu par la mère de Geneviève. Mais qu’importe. On chante comme rêve, on vit comme on chante. La parole chantée est programmatrice. Les amants la souhaitent performative.

Conte de fée contrarié 

Filmés dans un Cherbourg repeint selon les envies du réalisateur, les amants évoluent dans une ville portuaire, comme dans beaucoup des films de Jacques Demy. Ville attachée à la terre mais ouverte vers le départ. Le port est le lieu de l’entre deux. De la mer tout peut venir, ou partir. Et si ce n’est pas par la mer que Guy la quitte, c’est bien vers un ailleurs lointain, l’Algérie, qu’il est emporté par le train vers sa garnison. 

Les parapluies c’est en effet l’histoire d’un départ, d’un amour tragique, de la déception d’une vie, en chansons et en rose bonbon. Avec dans le rôle de la princesse de conte de fée, la sublime Catherine Deneuve. La référence aux contes de fées est plusieurs fois présente à l’écran. Geneviève est désignée comme la belle au bois dormant par celui qui la convoite, elle est faite reine par ce même courtisan, elle annonce à sa mère qu’elle vient de perdre sa virginité alors que cette dernière tient une aiguille à la main… Il est impossible d’ignorer cette filiation avec l’univers onirique des contes de fée. On oublie souvent qu’avant les relectures modernes des contes, les fins heureuses de ces récits d’apprentissage étaient rares. Histoires tragiques de désillusion et récits d’apprentissage qui ne se terminent pas toujours bien.  

Comme dans le conte, les personnages des Parapluies sont archétypaux. Geneviève, blonde jeune fille douce, est orpheline de père, élevée seule par une mère travaillante issue de la petite bourgeoisie de province. Roland Cassard (Marc Michel) – orphelin lui aussi – est un beau monsieur ganté et cravaté, au regard perçant. Quant à Guy, lui aussi sans père ni mère, vit avec une vieille tante. Il est entre l’enfance et l’âge adulte. Dans sa chambre au lit simple, il collectionne les maquettes de bateau, et les livres de Jules Verne. Ces aspects caricaturaux du film sont forcés par sa forme. Chanter le quotidien le plus banal est impossible sans forcer le contour des personnages et de leur relation. Mais au lieu de les rendre ridicules, Demy réussit le tour de force de les rendre attachants. Dire que Les parapluies n’est pas un film à suspens est une évidence, mais on demeure quand même littéralement suspendus aux lèvres des personnages qui réussissent le tour de force de chanter des banalités du début à la fin du film. Et quel charme ! Le format chanté ne laisse aucune place au mot de trop, il faut aller vite et bien. Les dialogues ont donc tous les atours du quotidien mais sont tous les moteurs exquis de l’intrigue,

La saveur des personnages, des mots, des mélodies et des couleurs font oublier une histoire, elle aussi banale : un amour contrarié. On saluera les performances des acteurs qui réussissent malgré ces accents d’opérette à embarquer avec eux les spectateurs. La banalité est habillée de couleurs et de musique, et on ne lésine pas sur les moyens. Les couleurs explosent, battant la mesure des émotions des personnages. Rouges, roses, verts, bleus… c’est beau. C’est du Matisse. À certains égards, Demy est fauve. Couleurs et musique se déploient. Mais sont-elles des tentatives d’enchantement du monde, ou une méthode pour mieux accepter le réel ? En d’autres termes, couleurs et musique sont-elles des remparts mis en échec par le réel ou plutôt un jeu pratiqué par un réalisateur aussi espiègle que réaliste ? Je penche pour la seconde hypothèse. 

Loin des prestations appuyées des numéros de chants sur les scènes des opéras, c’est du décalage que Demy joue. Parler-chanter le trivial. Il n’y a rien de plus extraordinaire que l’incroyable banalité de la confrontation de l’enchantement que véhiculent le chant et les couleurs du film, avec la réalité. La rencontre fracassante d’un amour absolu et adolescent avec les réalités humaines et celles de la société française des années 60. Le cinéma de Demy, aussi ludique soit-il, n’est pas aveugle. Ni même idéaliste.

On ne meurt d’amour qu’au cinéma

Même si le film est loin d’être un film politique, il y a en toile de fond la guerre d’Algérie qui arrache Guy à son amour. Il y a une certaine délectation à se vautrer dans le mélodramatique de la scène du départ. Rattrapés par le réel, les amoureux se séparent dans un bistrot de gare. C’est sublime. Ça brise le cœur. C’est caricatural. C’est la vie.

Je ne pourrai pas vivre sans toi … Je t’aime, je t’aime, je t’aime…

Geneviève disparaît dans la fumée du train qui éloigne Guy de Cherbourg dans un lent travelling arrière. C’est la grisaille autour. Les couleurs se sont évanouies. 

De retour dans le magasin de parapluies, l’image reprend des couleurs, jusqu’à la saturation même. Mais c’est Geneviève qui perd les siennes. Rongée par la tristesse et fatiguée par sa grossesse secrète, elle s’évanouit après une dispute avec sa mère. La tragédie se resserre.
Pour Geneviève, le tragique de la vie est le choix. Choix qu’elle ne saura toujours faire à la fin du film. En plus du départ de Guy, Geneviève doit sauver les apparences sur les injonctions de sa mère. Une mère-fille n’est pas acceptée socialement. Il lui faut un mari. Cassard, toujours vêtu de blanc et noir, est tout désigné.

Il y a dans le cinéma de Demy une délicieuse ambiguïté, un rapport en demi-teinte à l’illusion, une exaltation que traduisent l’explosion des couleurs et la musique. Mais cet emballement de l’illusion est à plusieurs reprises fissuré. Sous les clichés, les couleurs en bloc et les apparences existent les nuances de la vie. Chez Demy, les apparences sont trompeuses. S’il y a tant de couleurs, c’est peut-être après tout un contre pied du manichéisme. Évacués le blanc et le noir, restent les couleurs. Et derrière elles, de petits drames sombres. 

Geneviève, sous sa blondeur et ses traits parfaits, est plus sombre qu’elle n’en a l’air. La scène de la galette des rois est parfaitement illustrante. Alors que sa mère dit combien elle n’aura jamais la force de se séparer de sa fille, sur un quiproquo parfaitement dramatique, Geneviève qui vient de trouver la fève déclare: C’est moi qui l’ai ! S’en suit le mariage symbolique de Geneviève et Cassard qui la couronne tout en lui disant qu’elle ressemble à la Vierge à l’enfant qu’il a pu récemment voir dans un de ses voyages d’affaires… Geneviève est enceinte.

On pourrait presque dire qu’il y a une ironie chez Demy. Peut-être l’ironie de la vie. Celle qu’on dissimule dans les papiers peints flamboyants et extravagants, celle qu’on camoufle dans des robes, celle qui donne la main à la déception, qu’on habille toutes deux de beaux vêtements. On ne meurt d’amour qu’au cinéma dit sa mère à Geneviève qui s’effondre sur ses genoux après le départ de Guy.

Geneviève finit par épouser Cassard alors que l’ambiguïté de sa grossesse demeure, et qu’elle ne fait pas le choix, comme elle le dit : je n’ai pas le choix. Sans nouvelles de Guy, elle n’a d’autre option que celle du mariage pour rester digne face au regard des autres. S’il faut sauver les apparences, ces dernières restent bien trompeuses. Et si on le sait d’emblée alors, pourquoi ne pas jouer avec, finalement ? Sous ses explosions de couleurs, les Parapluies est il au fond, un film noir

Super ou ordinaire : compenser la déception par l’illusion 

Certainement pas au sens traditionnel du terme, mais Les parapluies ,derrière ses couleurs est un film bien triste et sombre. Il grime la tristesse de ses plus belles couleurs, chante les désillusions. C’est un bonbon de tristesse. Un superbe film en demi-teinte, entre deux. Jouissance visuelle et tragique de la vie, l’un au service de l’autre, et inversement. 

Si l’intrigue y est mince, la véritable épaisseur romanesque se réfugie dans le dispositif et le traitement. La chanson et son acolyte les couleurs, transfigurent le réel. Demy prend le contre-point formel de son discours. Un film léger parlant de choses graves vaut mieux qu’un film grave parlant de choses légères (Carnet de Jacques Demy, 16 juillet 1964). 

Dans la dernière scène du film : il neige. La blancheur évacue la question de la couleur et vient sceller la mort d’un amour. Dans cette très belle séquence de « retrouvailles », le contraste entre le conte de Noël, la beauté du sapin, les sentiments que tout cela évoque et l’échec de la situation dans la réalité est à son comble. Geneviève, son air de biche embourgeoisée sans même le savoir, entre dans le garage de Guy, en bleu de travail. Comment dire l’absence de deux ans, les peines et les renoncements ? Quand la réalité est trop dure, quand le désaccord entre le rêve et ce que la réalité nous propose est trop grand, ne reste que la parole la plus ordinaire, qui revient au pompiste demandant à Geneviève quel type d’essence elle souhaite.

Pompiste : 
Super ou ordinaire ? 

Geneviève : 
Peu importe. 

Pompiste : 
Ben, c’est comme vous voudrez. 
Super. 

Geneviève : 
Oui. 
Il est joli cet arbre, c’est toi qui l’a décoré ? 

Guy : 
Non, c’est ma femme … 
Enfin … c’est surtout pour le gosse. 

Geneviève : 
Bien sûr … 

Guy : 
Comment l’as-tu appelé ? 

Geneviève : 
Françoise. 
Elle a beaucoup de toi … 
Tu veux la voir ? 

Guy : 
Je crois que tu peux partir. 

Geneviève : 
Toi, tu vas bien ? 

Guy : 
Oui, très bien. 

Tout est dit.
Demy teinte le tragique de l’existence, comme on se maquille : un artifice pour mieux accepter l’inévitable tristesse de la vie.

Toutes les images sont extraites du film
Prod DB © Cine Tamaris / DR LES PARAPLUIES DE CHERBOURG de Jacques Demy 1963

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