France, 2022
Note : ★★★ 1/2
Il est indéniable que l’évolution des connaissances a complexifié le rapport entre l’être humain et son corps. Le temps où la santé était déterminée par les pensées chamaniques ou la théorie des humeurs a, en effet, laissé place à des pratiques beaucoup plus concrètes à mesure que la compréhension de l’organisme humain s’est accrue. Les nouvelles technologies ont notamment permis d’analyser notre corps plus en profondeur et favorisé le développement des traitements plus poussés pour lutter contre les maux qui le menacent. Des soins autrefois impensables sont désormais possibles grâce à des outils de plus en plus précis et perfectionnés. C’est dans ce contexte que les réalisateurs Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor (Leviathan, Caniba) ont décidé d’orienter leur intérêt pour le monde médical avec leur nouveau projet, De Humani Corporis Fabrica, et ce, afin d’examiner cette relation avec le corps de manière particulièrement intime et profonde.
Au travers de ce documentaire filmé dans plusieurs hôpitaux de Paris sur une période s’étalant sur plusieurs années, leur exploration de ce milieu a pris la forme d’une œuvre aux multiples facettes, parlant entre autres d’une institution, de notre corps et du regard que nous portons sur ce dernier – une aventure qui jongle entre le viscéral et l’intellectuel sans se vanter d’offrir un juste milieu.
Étude à la loupe
Le documentaire se compose de quatre types de scènes principales : les plus marquantes sont celles se déroulant lors d’opérations, avec à l’image les caméras qu’utilisent les chirurgiens et au son, une manipulation de ce dernier faisant croire qu’un micro est situé au milieu du corps humain. Certaines scènes documentent les couloirs d’hôpitaux psychiatriques et leurs patients, filmées grâce à des caméras miniatures ayant un rendu similaire à celles utilisées lors des opérations tandis que d’autres montrent le côté administratif de ce milieu, la paperasse et les prises de notes nécessaires après les chirurgies. Enfin, des scènes se concentrent pleinement sur les professionnels de la santé lors de moments plus tranquilles, des moments de répit entre les périodes de travail intense. La transition entre ces différentes parties est claire, mais évite de créer une cassure dans l’atmosphère du film, ce qui accentue l’unité générale pour former une représentation du système médical aussi organique que méticuleuse.
Tout comme Leviathan, des mêmes réalisateurs, De Humani Corporis Fabrica nous introduit dans cette nouvelle réalité sans donner de repères ou de contexte préalable. De prime abord, cette volonté de ne pas prendre le spectateur par la main est certainement déroutante puisqu’elle questionne en permanence notre interprétation du film. Dès les premières minutes qui sont peu claires thématiquement (un homme promène un chien dans des couloirs glauques et mal éclairés) et formellement (les plans en mouvement sont très instables, un plan fixe sur des infirmiers en pleine conversation est complètement flou), le manque d’angle argumentatif précis oblige une participation active de la part du public, sans quoi la proposition perd tout son poids philosophique. Si Leviathan peut être interprété comme une représentation des multiples exploitations de l’industrie de la pêche, Fabrica expose, quant à lui, la situation paradoxale de la médecine actuelle – jamais les médecins n’ont eu des outils aussi performants pour soigner les différents maux attaquant le corps humain, et pourtant, jamais le lien social entre les individus n’a paru aussi inexistant. La présence des caméras a ici un effet double, à la fois un outil d’émerveillement lorsqu’elles sont dans les dédales des tubes pneumatiques ou à l’intérieur d’une boîte crânienne, mais aussi objet d’aliénation où le rapport entre les corps ne peut désormais avoir lieu que via la technologie. L’autre perd son humanité : le patient devient une vidéo sur un écran et l’employé devient une machine assurant le maintien d’une autre machine.
Vision globale
Si cette perspective de De Humani Corporis Fabrica est fascinante et riche en interprétation, elle arrive cependant bien après le visionnage, lorsqu’il est possible d’apprécier, avec le recul, la proposition dans sa globalité. En tant qu’expérience cinématographique, le documentaire s’ancre davantage dans le maintenant, enregistrant les caractères uniques à l’instant présent et laissant l’analyse à celles et ceux voulant se prêter à l’exercice. Le ressenti prime sur le raisonnement, la frustration des médecins ou la mélancolie ressentie en voyant les patients de l’hôpital psychiatrique occupent toute l’attention. C’est que la raison derrière ces émotions est un travail réservé à un autre moment, et par d’autres que les documentaristes. Ce curieux mélange entre instant marquant et réflexion intellectuelle semble pourtant quelque peu inégal, la démarche n’arrivant pas à trouver l’équilibre entre les deux pour créer un tout qui émeut par son ensemble – le moment unique est trop isolé et l’analyse post hoc est plus intellectuelle qu’émotionnelle.
Cependant, la fin parvient à terminer le tout en beauté avec sa force symbolique, contrastant avec les images crues et aseptisées du milieu médical. Au travers d’une fête se déroulant dans l’une des cantines d’avant-guerre d’un des hôpitaux, Paravel et Castaing-Taylor finissent le documentaire en faisant un retour dans le temps, éveillant des comparaisons avec une époque où nos connaissances étaient moins lourdes à porter. Les ombres des fêtards provoquées par les lumières stroboscopiques évoquent les formes étranges formées par un feu illuminant la nuit et les fresques satiriques ornant les murs rappellent les dessins préhistoriques ornant quelques cavernes ancestrales. Cette scène est le parfait point culminant pour un tel projet puisqu’elle permet de clore le narratif avec une contemplation bienvenue, tout en offrant un élément de comparaison avec le reste du film, première étape possible pour entamer une réflexion approfondie. Jusqu’à la fin, les documentaristes se retiennent de donner des réponses précises – leur plus grande qualité sans doute.
***
Durée : 1h55
Crédit photos : Grasshopper Film