Pologne 2015
Note:★★★★
Il est de ces films qui surprennent par leur forme audacieuse dans le traitement d’une idée. Body fait partie de ceux-là. Après Elles (avec Juliette Binoche) à propos de la prostitution estudiantine, dans son dernier long métrage la cinéaste polonaise Malgorzata Szumowska s’attaque au deuil, à la solitude qu’il engendre et aux effets qu’il peut avoir sur le corps.
Médecin légiste saisi par la justice pour des enquêtes criminelles, Janusz a perdu sa femme. Sa fille Olga (affublée d’un piercing au nez et d’un legging léopard) ne lui pardonne pas cette absence dont elle lui impute la responsabilité. Elle ne supporte plus de le voir boire pour combler le manque de cet être cher. Dès lors, animée par un sentiment de colère très fort qui se manifestera par des crises de boulimie vomitive, elle se nourrira essentiellement de ses émotions. Elle affame son corps qui lui soulève le cœur. Dépassé par les évènements, son père l’emmènera se faire soigner dans une clinique aux techniques alternatives que développe Anna, une femme solitaire, adepte par ailleurs du spiritisme, notamment lors de séances où son corps reçoit la visite d’esprits destinés à apaiser leurs tourments.
On ne sort pas de ce film comme on l’aurait imaginé. En effet, malgré la noirceur du sujet, la réalisatrice arrivent à éviter les écueils du mélo en insufflant un vent chaud sur ses personnages qu’elle filme avec amour, apposant un regard neutre dénoué de tout jugement. Toute vêtue d’orange, Anna sera le point de repère pour ces jeunes filles atteintes de troubles alimentaires destructifs, qui projetteront leurs cris de souffrance sur les murs immaculés de la salle de travail. En outre, l’uniformité de leurs tenues leur permet de s’unir contre un seul et même combat : la redécouverte de soi. C’est alors tout un travail exutoire sur le corps qui s’opère. Elles dansent, ou plutôt transpirent et exsudent tout ce qu’elles n’aiment pas. Elles balancent, jettent, souvent en vrac et sans demi-mesure, leur colère qu’elles jouent jusqu’à la caricature pour reformer un “moi”, un autre différent. Elles sont comme en transe, expulsant, crachant jusqu’à leur propre visage cette haine d’elles-mêmes de manière cathartique en pratiquant des jeux de rôles inversés.
Film lumineux sur des vies ternes.
Étrangement, la force du film est de parsemer, ici et là, quelques notes d’humour pour désamorcer les émotions douloureuses de certaines scènes. La metteur en scène se plaît à scruter les détails de la vie quotidienne de ses personnages comme le père qui se fait surprendre en train de fumer en cachette dans la cage d’escalier par un de ses voisins, ou encore la psychologue, incapable d’user d’autorité sur son chien qui la tourne en ridicule. En outre dans le film, le surnaturel, par l’utilisation qui est faite du son et des portes qui s’ouvrent toutes seules, amène une dimension loufoque, utile aux protagonistes comme au spectateur, pour s’octroyer quelques moments de répit. Néanmoins, la réalisatrice ne s’empêche pas de questionner un système qui comporte des failles notamment en matière d’avortement, en montrant une femme qui se tue avec son enfant dans les toilettes d’une gare.
À l’exception de trois raisons : malformation du fœtus, risque pour la vie de la mère et viol, l’interruption de grossesse est encore interdite de nos jours en Pologne. De plus, Szumowska dénonce la consommation de masse, celle du lobby de la viande par exemple, en montrant de grands panneaux publicitaires à la sortie des supermarchés ou encore le personnage d’Olga apposant sur les aliments que son père conserve au réfrigérateur des annonces choc comme sur les paquets de cigarettes. À diverses occasions, l’utilisation de plans en plongée sur la nourriture (tapis roulant à l’épicerie, mixeur) vient étayer cette idée et crée même du dégoût.
Méritant son Ours d’argent de la meilleure réalisation au dernier festival de Berlin (ex æquo avec Radul Jude), Malgorzata Szumowska sait comment interpeler sans jamais choquer. Ses plans d’une précision implacable témoignent d’un grand sens de la direction d’acteurs qui, enfermés au début par un cadrage de fenêtre, s’émanciperont à la fin. Une fenêtre parmi tant d’autres. Derrière chacune se cache une souffrance, une histoire, ici celle d’un père qui aime sa fille, la maladresse d’un être qui ne sait pas toujours comment s’y prendre, mais qui s’essaie malgré tout. De sombres âmes abîmées, éclairées par les épreuves de la vie.
Durée: 1h30