Québec, 2018.
Réalisation: Yan Giroux
Scénario: Guillaume Corbeil
Note: ★★★ 1/2
Il y a des sujets inspirants depuis la nuit des temps. La figure du poète en est un. Philosophie, littérature et peinture se sont emparés de cet être mystérieux qui fait du langage – le bien commun à tous – son outil singulier. À tous ceux qui ne me lisent pas porte sur grand écran la figure du poète, par définition esthétique, à travers la trajectoire chaotique du poète québécois Yves Boisvert (1950-2012).
Le tout et la partie
Essayer de faire un film sur un poète est une entreprise ardue qui mérite d’être évaluée à l’aune de cette complexité.
De cette tension entre deux groupes opposés devrait naître la poésie. Mais ici apparait plutôt la difficulté du film. Il n’y a qu’une partie de l’équation qui est traitée. Et la tension tombe. C’est seulement la trajectoire incertaine d’un homme à la dérive que l’on voit à l’écran. Il y a bien quelques moments qui suggèrent les élans de la création, mais ils ne sont pas assez assumés, pas assez creusés, pas assez habités.
Si la beauté de la photographie est indéniable, avec quelques culminations esthétiques, la forme ne suffit pas à nourrir le fond. L’impasse est donc faite sur la poésie en elle-même. L’état de la société dans laquelle Boisvert évolue est à peine esquissé. La trame narrative est trop occupée à dépeindre Boisvert à travers des scènes qui n’ont de poétiques que leurs intentions. Même si on peut reconnaitre une foultitude de vertus narratives à l’œuvre, l’histoire se déroule sans grande surprise et ne parvient pas à se hisser au-dessus du simple portrait du « poète maudit ».
Avec comme postulat la volonté de dessiner un homme sans concession et sans compromis, on est en droit d’attendre un film radical. Or, il n’en est rien. L’exercice du portrait est un exercice délicat et nécessairement parcellaire. Ceci étant dit et accepté, le portrait du poète ne passe ici qu’à travers des anecdotes de vie. Et si la vie fait œuvre, le film ne parvient pas à s’en faire le reflet, malgré une intuition qui tend vers cette idée.
L’enfance de l’art
Il aurait pu en être autrement car tous les ingrédients sont là. En introduisant le personnage du beau-fils, Marc, le film s’offre une bouffée d’oxygène. Celle de la jeunesse, du jeune homme en construction. Le regard de celui par qui la dimension poétique du film s’infiltre. C’est ce déplacement de point-de-vue qu’aurait pu exploiter le réalisateur afin de suivre l’exemple de Boisvert et sortir des sentiers battus.
La publication du recueil Les Chaouins. Entreprise difficile à laquelle on a du mal à croire. Cet épisode apparait comme une aubaine narrative, sans rien de plus élaboré. La relation avec l’éditeur ne trouve pas à se développer. De même qu’on a du mal à croire à cette idylle dans cet appartement bourgeois d’une relation entre la belle et la bête. On ne sent pas la passion, qui pourtant devrait motiver le protagoniste. C’est tout en délicatesse que Marc vient sauver ces moments à travers ce qu’il dit de l’éveil à l’autre. Au sens d’étranger. L’éveil de l’autre en lui, de l’autre en face de lui. Aussi bizarre que cela puisse paraitre, Marc est sans doute le personnage le plus vrai de ce film qui cherche la fulgurance mais ne rencontre que les clichés.
Enfant d’un couple aisé, et séparé, Marc a pour ambition de devenir médecin. Comme son père. Pour gagner beaucoup d’argent. Comme son père. N’eut été de cette rencontre avec le poète. Cette relation distante, en pointillés, entre le poète et le jeune homme amène beaucoup de profondeur. Le premier agit comme le révélateur – au sens photographique – de la sensibilité du second que l’on devine rapidement comme étant l’alter-ego du cinéaste. Marc agit comme un catalyseur : son personnage est à la fois témoin de l’inaptitude à entrer dans les cadres sociaux de Boisvert, juge de cet échec, tandis qu’il est aussi le véhicule de l’admiration pour ce dernier. Il est celui à travers lequel l’art affleure.
C’est ce personnage dans ses tensions – suggérées et un peu branlantes – qui fait avancer le récit et lui donne son relief. Et c’est lui finalement qui incarne l’enjeu fondamental du film. Le choix. Celui d’une vie d’obligations et de renoncements ou celui de la marginalité libre. Cette opposition aussi manichéenne soit-elle n’en reste néanmoins pas moins vraie. C’est l’honnêteté de ce film face à ces grands sujets qui le rend attachant, quoiqu’un peu trop explicite.
Miroir
Il y aurait eu des limites narratives à faire le portrait d’Yves Boisvert qu’à travers les yeux de Marc, mais le film aurait gagné en puissance. Tous deux mus au début par des forces contraires, peu à peu ils se rejoignent sur le terrain escarpé de la création. De l’exploration de soi. Du choix d’une place dans une société. Choisir la posture de l’artiste est une démarche. Et qui dit choix, dit exclusion. En témoigne le très beau plan de Marc captivé par ce qu’il estime beau, laissant totalement perplexe ses amis.
Pendant le film, Marc fait un choix. Marcher dans les pas de son père spirituel. Vient s’ajouter la construction difficile d’un rapport au père. Celui qui incarne au début du film l’opposé radical de Boisvert, en devient son écho dans un monde actuel. La scène des personnages attendant le bus ensemble, écoutant respectivement de la musique sur un walk-man et un iPhone dernière génération est éloquente à ce sujet. Elle introduit le parallélisme des deux personnages, l’écho des deux destins.
Porté par un casting fort, À tous ceux qui ne me lisent pas donne envie de découvrir les textes de Boisvert. D’embarquer dans sa fulgurance qu’on devine sans l’éprouver malheureusement. Confondant souvent lyrisme de surface et émotions profondes, le film marche en équilibre précaire sur les bords de sujets forts et hautement intéressants. Il y a quelque chose de charmant et de persistant dans ce film qui invite à penser ses choix comme des actes poétiques et créateurs. Ce qui est déjà une réussite en soi. On aurait aimé cependant qu’il bouscule radicalement. Ce qui aurait fait de lui ; un poème.
Durée: 1h47