États-Unis et Angleterre, 2019
Note : ★★★★ 1/2
Débarquant sur nos écrans fort de ses deux inattendus Golden Globes de la cérémonie de dimanche dernier (le film a remporté les trophées du meilleur réalisateur et du meilleur film drame le 5 janvier 2020), 1917 est un film de guerre ambitieux dans sa technique, simple dans son récit. Le réalisateur Sam Mendes (les James Bond Spectre et Skyfall, American Beauty) réussit à équilibrer son spectacle cinématographique et sa simplicité narrative à un point tel que 1917 pourrait bien devenir un film référence du genre dans lequel il s’inscrit. Là où en 2005 Jarhead permettait à Mendes d’explorer la futilité de la guerre, ici il positionne son spectateur non pas dans un discours mais dans une immersion totale. Un film immersif qu’il faut suivre pas à pas.
Le synopsis du scénario de Mendes et Krysty Wilson-Cairns est bien maigre. Les Lance Caporaux Blake (Dean-Charles Chapman) et Schofield (George MacKay) se voient confier une mission par le Général Erinmore (Colin Firth) : livrer en main propre au Colonel MacKenzie (Benedict Cumberbatch) une missive ordonnant l’avortement d’une attaque contre les Allemands. Question de vie ou de mort certes, mais les 119 minutes du film ne seront que ce chemin de quelques kilomètres entre le point A et le point B. Aucun questionnement philosophique sur la futilité de la guerre (petit g ou grand G), aucun espionnage, aucune histoire d’amour. Ici, le spectaculaire est dans la forme choisie par Sam Mendes pour raconter et rendre cette histoire de la Première Guerre mondiale : en apparence quelques plans séquences.
Ce choix des plans séquences, (ou plutôt d’apparence de plans séquences puisque le directeur de la photographie Roger Deakins a révélé au Comic Con 2019 de New York que les séquences filmées ne dépassent pas 8 minutes 30 secondes), permettent une immersion optimale dans la quête des deux Caporaux. Mendes et son équipe ont assemblé le film pour donner l’impression d’une seule prise, bien que quelques coupes soient pleinement assumées (une explosion à proximité des deux protagonistes principaux et une chute d’escalier viennent en tête). Outre cette prouesse de montage qui relève de l’impressionnant travail des effets visuels (non pas effets spéciaux, mais bien visuels) et cette optimisation de l’immersion, le cinéaste anglais a su exploiter la technique au maximum dans les différents tableaux de son film.
La première séquence est une introduction progressive, une entrée en matière. Sam Mendes exploite au maximum le pouvoir des décors qui remplissent l’arrière-plan. On débute avec un soldat (Caporal Lance Schofield) se reposant, appuyé sur le tronc d’un arbre donnant sur un champ vide. Il est demandé par son homonyme Blake. Ils converseront face à la caméra en direction des quartiers du Général Erinmore. Les champs vides se remplissent progressivement : des soldats au repos, des tentes, les quartiers du campement, équipement d’armée, des armes, les tranchées. Mendes dévoile l’ampleur des lieux, l’ampleur du contexte dans lequel se trouvent les protagonistes. Outre cet impressionnant décor, le réalisateur n’en oublie pas la simplicité et les détails dans sa mise en scène; alors que Schofield questionne Blake, il se tiendra en arrière de celui-ci, lorsque Blake questionnera à son tour son ami, leur position s’interchangera. Mendes, par un simple choix entre le premier et le second plan, précise ses personnages en mettant en avant leur discours respectif nous permettant de nous les introduire à l’image. En l’absence de coupe pour les isoler individuellement dans des plans respectifs, il utilisera la mise en scène dans l’espace pour le faire.
Lorsqu’ils recevront leur mission des mains du Général, la musique de Thomas Newman fera son apparition marquée, et restera pour la majorité du film. Il s’agit probablement de l’aspect le plus grossier du film. La musique sera insistante et constante. Le choix est bien sûr de favoriser l’immersion, mais elle peut parfois nuire par son intensité.
De la réception de leur missive, ils iront récupérer leur matériel pour se lancer dans le no man’s land qui sépare le camp de leur destination. Ils y croiseront le lieutenant Leslie (Andrew Scott) qui apportera une touche d’humour à leur mission risquée. Les deux Caporaux monteront l’échelle hors de la tranchée. La tension commencera à ce moment sans vraiment nous quitter. La caméra de Mendes et de Roger Deakins en est alors une de proximité, traquant chaque pas des deux hommes de l’armée britannique sur le sol français. Dans cette portion (le no man’s land) le cinéaste optimise la tension en évitant intelligemment les plans d’ensemble, masquant toute possibilité pour le spectateur de savoir vers quoi les protagonistes se dirigent. Les ingrédients de la tension, et de son maintien, sont en place : plan séquence, musique et inconnu dans un contexte de mort potentielle. Ils marcheront, s’accroupiront, ramperont dans la boue, dans l’eau, sur les corps morts d’animaux, des corps morts de soldats, le fil barbelé. Le sale et la mort ponctuent le visuel.
1917 se poursuivra avec quelques tableaux : les cerisiers et la ferme, la route et le camion, la ville détruite, la rivière et le front de la bataille. Beaucoup de ces tableaux sont marqués par des cadres dans le cadre (plans de porte, d’entrées de maison, de tranchées, murets de pierre, etc.). Simple, subtil mais tout de même structurant puisqu’ils annoncent toujours la prochaine étape. Les transitions spatiales (entre les différents « espaces » du film) sont particulièrement fluides, même si structurées visuellement (outre les cadrages, il y a quelques intérieurs, différences visuelles entre les différentes tranchées, traversée d’une maison filmée de l’extérieur, arrière de camion, etc.).
Mendes et Wilson-Cairns n’embourbent pas les dialogues de discours sur leur état ou la justification, ou l’absence de raison d’être, de la guerre. Les hauts gradés n’ont également pas de tribune pour motiver leurs troupes ou vendre les bienfaits de leur combat contre les méchants bosch. Les dialogues sont simples, directs et traduisent la réalité de ces jeunes soldats, combattants. Le scénario est basé sur les récits de guerre du grand-père du cinéaste, mais malgré cette proximité familiale, il évite d’héroïser ses sujets, de les canoniser cinématographiquement parlant. Les scénaristes en ont fait une histoire terre à terre, peu philosophique (ce n’est pas une critique ici, au contraire), factuelle, laissant la technique et le visuel insuffler par ci par là une valeur plus réflexive ou philosophique sans jamais arrêter l’intensité de l’action de la mission. Ce qui est anodin dans les dialogues peut avoir une résonance plus profonde, mais le film n’insistera pas, il suggérera plutôt discrètement à l’image (le verger de cerisiers, le lait, les lumières de détresse, etc.). Mendes a su inscrire quelques possibilités de profondeur par le visuel sans jamais compromettre l’esprit factuel du récit ni le spectaculaire cinématographique. Le réalisateur démontre ici qu’il maîtrise non seulement sa caméra, mais la richesse du langage visuel qu’elle permet.
Sa collaboration avec Roger Deakins n’est certainement pas à négliger dans la qualité du résultat final. Outre la complexité des mouvements de caméra (boue, eau, mouvement en continu sur des terrains instables, explosions, énormes décors, etc.), l’utilisation de la lumière est méticuleuse et riche. Techniquement, la séquence où Schofield doit fuir en pleine nuit à travers les ruines de la ville sous plusieurs faisceaux lumineux oranges volant dans le ciel est impressionnante, mais surtout visuellement sublime. Elle sera suivie par un feu majeur en pleine nuit, plans tout aussi impressionnants et magnifiques.
1917 respecte la particularité de la Première Guerre mondiale à savoir qu’il s’agissait d’une guerre où les soldats étaient de la chaire à canon. Les champs de bataille y ont été particulièrement sanglants puisqu’elle est la première guerre dite industrielle. Le film rend bien cet aspect de « guerre de terrain et de chaire à canon ». Mendes ajoute à cela le fait que plusieurs de ces soldats n’étaient pas des militaires de profession. Pour un film spectaculaire, les confrontations ou tirs des différents soldats ne sont pas sensationnels en ce sens qu’ils ne sont pas spécialement effectifs. Ces soldats étaient en quelques sortes des novices guerriers. Cet aspect un peu amateur n’est pas une paresse scénaristique, mais bien une réalité absente de spectacle intégrée à un film qui se veut spectaculaire.
Le réalisateur refuse la glorification de ses héros, ils ne sont ni impressionnants ni particulièrement doués dans quelconque position du corps de l’armée. Ils sont déterminés, maladroits, imparfaits. Ils rateront leur cible, se blesseront avec du matériel alors qu’il n’y a pas d’ennemi ou menace directe, ne sont pas exceptionnellement éloquents. Ils sont ordinaires, dans toute leur noblesse et leur bravoure. Mendes a utilisé l’art cinématographique et sa capacité à glorifier, à rendre spectaculaire, la situation dans laquelle ces hommes ordinaires se sont retrouvés. En ne glorifiant pas les hommes, il ne les met pas sur un piédestal, il rend compte, dans leur simplicité. Il laisse le médium cinématographique être spectaculaire tout en restant à hauteur d’homme avec sa caméra. Il y a un refus narratif de glorification, 1917 le fait par le médium à travers lequel il s’exprime.. C’est probablement le plus beau des hommages qu’il est possible de faire; traduire la bravoure par le spectacle, tout en conservant la noblesse de leur engagement de manière immaculée. Il rend la grande valeur humaine de ces nombreux hommes « ordinaires ». 1917 ne se permet qu’une seule scène de glorification de son protagoniste principal : Schofield sera filmé en légère contre-plongée alors qu’il traverse à la course le champ de bataille, de son point de départ (photo en haut de page) jusqu’à son point d’arrivée. Mais même dans cette prise de position par la caméra de la part de Mendes, dans ses gestes, le protagoniste sera maladroit dans cette course (chutes, collisions) et non pas héroïque comme Hollywood nous y a habitué.
Pour appuyer cette absence de superhéroïsme, Sam Mendes a offert le rôle des deux Caporaux à des acteurs peu connus, voire inconnus du grand public. Ce choix à la distribution de deux visages peu reconnaissables ne fait que nourrir cette immersion, les acteurs traqués à l’écran n’étant pas une distraction mais une identification plus facile pour le spectateur. George MacKay et Dean-Charles Chapman n’en sont pas à leur premier rôle; le premier a fait quelques films et séries alors que le second a tout de même joué Tommen Baratheon dans 23 épisodes de la série Game of Thrones alors qu’il était plus jeune. L’anonymat relatif aide l’adhésion à la réalité, le spectateur suit un homme, non pas une vedette au sein d’une machine à artifices. La vedette serait alors l’artifice de plus dans cette accumulation.
1917 se permet tout de même quelques vedettes majeures pour appuyer son identité spectaculaire; Colin Firth, Benedict Cumberbatch, Andrew Scott, tel que mentionnés plus tôt, mais également Mark Strong et Richard Madden ponctueront les différentes étapes de la mission par leur présence, chacun dans un rôle presque de l’ordre du caméo ne délivrant que quelques lignes et totalisant individuellement pas plus de deux ou trois minutes d’écran. Firth a le rôle sénior (le Général), Scott a le rôle plus comique épousant sa récente popularité grâce à son rôle de prêtre dans la série phénomène Fleabag de Phoebe Waller-Bridge (la bénédiction qu’il effectuera dans 1917 ne peut être qu’un clin d’œil), Strong aide et guide dans sa stoïcité qu’il a souvent incarné dans ses rôles, Cumberbatch joue le Colonel autoritaire et redoutable alors que Madden ne sera qu’émotion en retenue. Tous ces acteurs sont parmi les plus populaires de la Grande-Bretagne, alors que tous les caporaux sont des inconnus. Il est difficile de croire que ce soit une coïncidence.
Au final, à travers tous les tableaux de cet impressionnant accomplissement cinématographique, Sam Mendes aura fait le choix de l’immersion. Oui par le plan séquence (gimmick superficiel si vous le voulez), la musique (à bien ou à mal) et le genre du film de guerre où la mort est toujours l’enjeu. Le cinéaste aura surtout fait le choix de toujours filmer ses protagonistes de face ou de dos, traquant ainsi ces humains qui sont nos locomotives dans cette aventure. Il s’agit peut-être d’un choix peu spectaculaire, le moins spectaculaire en apparence dans ce film, mais il est probablement le choix de réalisation qui nous permet le plus d’empathie et d’altérité avec les personnages. Nous sommes avec eux, pas avec la guerre, pas avec la philosophie des événements, mais avec les humains, l’humain qui subit cet événement. Ces humains font, et donc subissent, et nous subissons avec eux dans toute notre investissement émotionnel. C’est probablement ce qui fait la réussite de 1917 : cette simplicité enrobée dans un spectaculaire qui aurait pu être aliénant. Parce que si le public s’attend à un film d’action immersif ambitieux à la Dunkirk de Christopher Nolan (les comparaisons sont inévitables), le film de Mendes n’a jamais sacrifié les humains et leur réalité émotionnelle sur lesquels il braque sa caméra au profit du spectacle. Et il le fait sans jamais délaisser une seule seconde l’immersion cinématographique. C’est sur cet équilibre parfaitement réussi que repose le potentiel référentiel de 1917 pour son genre.
Le film se terminera exactement comme il a commencé, mais une profonde transformation humaine aura eu lieu. Transformation que nous avons suivie pas à pas, dans cette expérience humaine prenante. À vivre dans toute sa grandeur dans une salle de cinéma.
Bande-annonce en version originale anglaise :
Durée : 1h59
Le responsable des effets visuels, Guillaume ROCHERON, d√©j√† d√©tenteur d’un OSCAR pour L’ODYSSEE DE PI, et √† nouveau consacr√© il y a 2 jours, est fran√ßais.
C’est dire encore la qualit√© de la formation fran√ßaise en la mati√®re
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