Irlande, 2016
Note: ★★★★
Avec Viva, Paddy Breathnach signe un film inspiré qui rayonne de part en part, notamment grâce à la prestation sur le fil de son acteur principal, incarnant un être plein de fragilité dont le talent et la passion ne cherchent qu’à briller.
Jésus (Héctor Medina Valdés), un jeune homme à la sensibilité exacerbée, coiffe les perruques des drag queens d’un cabaret de La Havane à Cuba. À leur contact, un désir troublant l’envahit : lui aussi rêve de monter sur scène et d’incarner, le temps d’une chanson, des personnages célèbres de son enfance. Allant de place en place, il vivote tant bien que mal en s’occupant aussi des femmes de son entourage qui souvent profitent de sa bonté pour le payer au rabais. Mais qu’importe, Jésus, tourné vers l’avenir, a la tête dans les nuages. Toutefois, la sortie de prison impromptue de son père, Angel (Jorge Perugorria, Fraise et chocolat), vient chambouler tout son quotidien et apporte son lot de troubles et de questionnements qui pousseront le jeune adulte à faire des choix nécessaires.
De prime abord, l’œil est frappé par cette lumière fugace qui émane de l’œuvre. Elle se fait douce et rassurante en se posant régulièrement sur les traits de son personnage principal comme pour en extraire la noirceur. Souvent filmé de dos, Jésus vit dans l’ombre des autres comme de lui-même, s’effaçant devant leurs besoins sans faire de vagues. C’est alors sur scène, sous les projecteurs, qu’il arrive enfin à se défaire de sa torpeur en créant Viva, un personnage tout à son image, doté d’une fragilité sauvage et d’un courage effréné. Viva, c’est une extension de sa personnalité qui lui permet pour la première fois de sa vie de penser à lui. Il exploite sa féminité bien trempée et se plaît à rêver à ces chanteuses d’antan (Rosita Fornes…), iconoclastes à ses yeux, qu’il écoutait jadis avant le décès de sa mère.
Si ses premiers pas dans la personnification sont laborieux (port d’épaule, démarche hésitante), il prend rapidement possession des lieux comme une évidence, en appréhendant son personnage à tâtons, développant son intériorité avec sensualité et délicatesse. Il s’approprie les chansons et tend plus à ressentir le texte qu’à le réciter en exultant sa colère: il fait dorénavant corps avec Viva, comme avec la scène. Il découvre alors ce qui pour certains est un métier à temps plein : celui de personnificateur féminin.
“Why is everyone on this fucking island addicted to drama?”
Orphelin depuis longtemps, le cabaret Palermo est devenu, au fil des ans, comme une seconde maison pour Jésus. D’ailleurs, le propriétaire du club se fait appeler Mama (Luis Alberto Garcia) par ses pairs. C’est donc ici, de manière très théâtrale, que Jésus va rencontrer son père fraîchement sorti de prison. Soudainement, ce dernier vient le bousculer et le déstabiliser dans son quotidien en lui imposant des règles de vie strictes, lui qui par le passé n’a jamais été présent pour son fils. Le jeune homme est alors pris de cours par l’intrusion brutale et malvenue de ce macho alcoolique et orgueilleux qui l’empêche de fouler les planches.
Tout au long du film, le réalisateur n’a de cesse d’opposer ces deux êtres si différents, dans un premier temps par le cadrage, puis, par une utilisation des couleurs qui leur est propre. En effet, de nombreux plans en contre plongée viennent accentuer la domination et le pouvoir qu’Angel exerce sur son garçon. De plus, la couleur rouge qui le caractérise symbolise la puissance, l’honneur et l’instinct combattif, rappelant son passé d’ancien boxeur émérite, à l’image de cette scène où son fils encaisse les coups qu’il lui assène à travers un miroir. Jésus, lui, porte de l’orange, une couleur qui lui colle à la peau et évoque la lumière, la chaleur et l’énergie. Sa revanche? Il la tient sur la scène qui fait office de ring, où il se bat pour exister en enfilant, non pas des gants, mais des robes. Appuyé par un montage dynamique bien senti, accentuant ses formes et ses courbes, l’interdit lui donne alors plus d’assurance, mettant ainsi son adversaire K.O.
Si les tenants et aboutissants du film sont prévisibles, qu’importe le résultat aux vues du parcours plutôt riche en émotions par lequel le réalisateur nous fait passer. Tout est travaillé délicatement, sans forcer le trait, ce qui relève d’un miracle à l’annonce d’un sujet sur le milieu des drag queens. Car derrière le folklore et la légèreté du monde de la nuit, avec ses personnages forts en gueule se cache une toute autre vérité: celle d’une ville aux murs décrépis, à l’instar du visage de Mama, qui abritent un tourisme sexuel débridé. Jésus, comme tant d’autres, se prostitue, non pas pour arrondir les fins de mois, mais simplement mettre à manger tous les soirs sur sa table.
Même si le film, plein d’espoir, met l’accent sur l’entraide nécessaire et utile entre les gens, le réalisateur ne cache pas pour autant le versant plus sombre de la ville qui incarne un personnage à part entière. Les rares prises de vue de La Havane dévoilent une immensité qui engloutit ses acteurs évoluant dans des lieux clos, ancrés dans une réalité sordide se réclamant authentique, loin des clichés carte postale. Le peu de plans larges permettent ainsi au spectateur de se concentrer sur les maux des personnages. Au sortir de la salle, la question de la légitimité d’un réalisateur irlandais faisant un film sur un pan de l’identité cubaine ne se pose même pas. L’amour que le réalisateur porte à ce peuple et à sa culture se ressent tout au long de ce portrait naturaliste de la ville comme de ses habitants qui, avec beaucoup d’humilité, nous procure un vrai moment de cinéma.
Durée: 1h40