Sur une terrasse de Côte-des-neige, le cinéaste d’animation nous parle de création, de destruction, de politique et de son dernier film, Physique de la tristesse (2019).
La frénésie des festivals s’achève. Les cinéphiles prennent le temps de respirer après le marathon du Festival du nouveau cinéma, de Cinemania et des Rencontres internationales du documentaire de Montréal où les enchaînements de séances laissent à peine le temps de digérer les films visionnés. Du FNC, quelques images nous reviennent en mémoire, faisant ressurgir les frissons ressentis à la sortie des salles obscures. C’est le cas de Physique de la tristesse, où la voix grave de Rossif Sutherland accompagne avec mysticisme les images vibrantes et texturées d’une fable aussi personnelle que collective. Théodore Ushev livre le fruit de sept années de travail où les arts visuels, la littérature (celle de Guéorgui Gospodinov), le cinéma et la politique s’engouffrent à nouveau dans un tourbillon animé. Théodore Ushev s’empare cette fois d’une nouvelle technique, celle de la peinture à l’encaustique : une technique égyptienne datant de l’Antiquité consistant à mélanger de la cire d’abeille avec des pigments de couleur.
La pause festivalière sera brève car déjà une nouvelle course se profile, nous projetant aux Sommets du cinéma d’animation début décembre. À cette occasion, le cinéaste bulgare est invité à donner une leçon de cinéma qui s’annonce des plus inhabituelles.
Je rencontre Théodore Ushev la veille de son départ pour Barcelone, où le Centre de Cultura Contemporània de Barcelona lui réservait une rétrospective complète le 16 octobre. Sur une terrasse, des bribes de notre conversation se perdent dans le vrombissement des camions et de la 165 qui parcourent le Chemin de la Côte-des-neige. Au moment où nous parlons, Physique de la tristesse n’avait pas encore gagné le prix du meilleur court métrage d’animation de la compétition ni celui de la compétition nationale Les nouveaux alchimistes remis par le FNC.
DB : J’imagine que vous enchaînez les entrevues autour de Physique de la tristesse.
TU : Depuis deux mois, c’est tout ce que je fais de ma vie. J’ai commencé fin juillet et je trouve que ça devient difficile. J’espère qu’aujourd’hui sera la dernière fois. C’est ce que je leur ai dit à l’ONF : « ça, c’est mon dernier entretien. Le dernier ». Je me répète, et ce n’est pas bon. J’essaie de dire des choses différentes, mais ce n’est pas toujours possible. L’histoire du film c’est l’histoire du film, je ne peux pas dire grand-chose d’autre.
Les questions qu’on vous pose doivent être sensiblement les mêmes, je risque de ne pas y échapper.
Elles sont différentes, mais à la fin elles mènent toujours vers la même réponse.
La question « quels sont vos prochains projets ? » doit revenir souvent.
Ah ça les gens ne me l’ont pas beaucoup posée…
Dans ce cas, commençons à l’envers : Quels sont vos prochains projets ?
C’est sûr et certain que Physique de la tristesse sera mon dernier court-métrage d’animation. Enfin, c’est presque sûr. Pas parce que je n’ai pas d’idées, j’en ai beaucoup, j’ai quatre à cinq projets en tête. Mais je ne sais pas, je sens que c’est le moment de laisser la poussière retomber. Ces vingt dernières années, j’ai créé dix-neuf films. C’est quelque chose. Quand les gens font des rétrospectives de mes œuvres, ils sont rendus à deux projections. Et ça, c’était avant Physique de la tristesse, donc maintenant ça reviendrait à deux projections et demi. Je ne peux pas imaginer faire trois séances avec ces films. L’autre truc c’est que je sens que je ne suis plus à l’aise avec la façon dont les festivals de courts métrages sont montés. Les gens aujourd’hui pensent que le court métrage est un médium pour les étudiants qui apprennent le métier du cinéma. Moi je n’ai jamais pensé ça. J’ai toujours vu le court-métrage comme un médium en lui-même. Avec son propre langage de cinéma qui est très, très important. Ce n’est pas juste un petit film qui nous amène vers le grand, le long-métrage. Oui ils sont courts, mais ils ne sont pas petits. J’ai toujours cru à ça. Et maintenant, avec ce sentiment, je pense que je ne me retrouve plus dans ce milieu-là. Je commence à penser à une autre façon de faire des films.
Vous aimeriez sortir des circuits de diffusion propres aux courts métrages (d’animation ou de cinéma expérimental) qui se résument principalement aux festivals?
Oui, les court-métrages sont pas mal réservés aux festivals, ou à internet, ce qui peut être bien pour certains films plus courts et plus légers. Mais j’ai voulu faire des films plus profonds, plus élaborés et je ne me retrouve plus vraiment dans ces programmations. Il faut que j’invente une nouvelle façon de créer mes films et de les montrer. Et cela ne m’est pas encore arrivé.
Vous ne travaillez pas déjà sur un long métrage?
Si. En fait, j’ai deux films : l’un en développement et l’autre en pré-production. Ce seront des films en prise de vue réelle, pas de l’animation. Mais ce sont plus des idées, rien de précis. Bon, peut-être que je vais continuer à faire des films d’animation hyper expérimentaux, mais je ne les enverrai pas en festival. Ou alors je les enverrai sous un autre nom.
Vous avez déjà une idée de pseudonyme?
Oui, oui. Mais je ne le dirai pas, bien sûr (rires).
Et pourquoi ce passage à la prise de vue réelle? Vous aviez déjà réalisé une séquence du film 8’19’ en 2018, où vous avez dirigé deux acteurs, deux inconnus qui se rencontrent dans un train. Cela vous a inspiré?
Oui, ce film m’a vraiment donné le goût de continuer. C’était intéressant pour moi et j’ai beaucoup aimé l’expérience de travailler avec des comédiens et des comédiennes. En animation, on crée tout un univers de A à Z. Là, on a la contrainte de travailler avec du vivant, avec les propres personnalités des comédiens. Cela m’intrigue beaucoup. Moi, j’adore les limites. J’adore quand les gens me disent : « Tu ne peux pas faire ça » et qu’ils me laissent juste avec un choix limité. Et c’est ce que j’aime dans le cinéma en prise de vue réelle. Tu dois travailler avec les comédiens, tu ne peux pas les utiliser comme des marionnettes, ce ne sont pas des jouets. C’est une toute autre interaction. Et c’est ça aussi que j’ai beaucoup aimé avec le processus de création de Physique de la Tristesse. Le travail avec les comédiens, avec Rossif Sutherland et Xavier Dolan. C’était magnifique. Je les ai laissés apporter leur propre personnalité dans le projet, leurs propres sentiments, et je pense que ça se sent.
En effet, la version anglaise interprétée par Rossif Sutherland et celle francophone de Xavier Dolan renvoient à des sensibilités différentes, on sent que chacun s’est approprié l’histoire à sa manière.
Exactement. Dans le film, le fil rouge est la relation entre le père et le fils, et je voulais leur laisser souligner cette ligne directrice, chacun selon sa propre expérience et son vécu. Parce que ce qui est commun entre nous trois, c’est que nos pères sont des artistes. Donc chacun jouait son propre rôle et chacun le gérait à sa façon. Par exemple, Rossif Sutherland n’a jamais voulu devenir comédien, c’est son père qui l’a toujours poussé en lui disant qu’il était bon acteur. Lui était philosophe, il a fait une maîtrise en philosophie à Princeton et c’est là que, tout à fait par hasard, il a joué un rôle et que ça a continué. Mais lui voulait devenir poète, musicien… Xavier Dolan, vous connaissez l’histoire, c’était l’enfant prodige depuis ses 10 ans, il était vraiment plongé dans le métier. Il s’est composé d’une autre façon. Je pense qu’en devenant réalisateur il voulait s’opposer à son côté comédien. Et tout ça, je pense que ça transparaît dans le film. Xavier Dolan est un peu plus introverti dans son approche, et Rossif a plus d’empathie. En fait, on devait restreindre Rossif pour ne pas qu’il devienne trop émotionnel. Il me disait : « Tu sais, pour moi, c’est comme mon histoire. »
Et vous, votre père était peintre, et vous lui dédiez d’ailleurs ce film… Comment cette relation s’est retrouvée dans Physique de la tristesse? À travers la technique que vous avez utilisée peut-être?
La technique, en partie, oui. C’est lui qui m’a donné la recette de la peinture à l’encaustique. Au début, j’avais essayé de le faire avec de la peinture préfabriquée. Après cela, il m’a donné une recette qui marchait mieux pour développer cette technique d’animation. Sa présence comme artiste était très forte. Et c’est une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais voulu devenir un « vrai » artiste. Oui je dessine, j’utilise le dessin comme moyen d’expression, et j’adore ça. Mais je fais des illustrations, du design graphique, de l’animation… c’est toujours à côté. Je ne voudrais pas devenir un artiste qui fait des expositions en galerie.
Vous naviguez entre tous ces médiums : l’illustration, les affiches, l’animation, le cinéma en prise de vue réelle, l’installation, la performance… Vous allez toujours explorer de nouveaux espaces. Est-ce que c’est justement une façon de vous démarquer et de trouver votre propre voix?
Je n’ai pas le complexe de ne pas avoir trouvé mon propre moyen d’expression. J’aime essayer de nouvelles choses. Cela me tient en forme. Cela me tient en vie. Il faut toujours que j’essaie de nouvelles formes, de nouvelles pistes avec lesquelles je peux jouer. Je ne peux pas toujours faire la même chose, cela m’ennuie. Et ça, c’est une autre raison pour laquelle je ne veux pas devenir artiste. On vous demande toujours de faire le même tableau. Je ne pourrais pas faire ça. Moi, chaque nouveau médium m’amène vers quelque chose de différent. Même si je reviens vers une ancienne technique, cela m’aide d’essayer de nouvelles choses.
Il y a une vidéo sur le site de l’ONF où vous parlez de votre engagement physique vis-à-vis des techniques que vous utilisez. La peinture à l’encaustique implique un rapport au corps très particulier et il y a souvent une spontanéité qui surgit de vos dessins. Un geste rapide qui vient se heurter à l’image que l’on a de l’animation comme un médium qui prend du temps à voir le jour, un processus très lent. Or, quand on regarde vos films, c’est la spontanéité du geste qui ressort.
Pour moi, c’est une matière vivante. C’est très important d’être impliqué dans le film, pas seulement personnellement, dans la conception du film, mais aussi au niveau de la gestuelle et de l’implication physique. C’était très dur physiquement de faire Physique de la tristesse. C’était comme un workout de cinq heures chaque jour. Vous restez debout, avec un pinceau dans la main droite, un sèche-cheveux dans la main gauche, à reproduire toujours le même mouvement. J’avais mal à la fin de la journée. Ce n’était pas facile, mais j’adore ça. J’ai déjà essayé de faire de l’animation de façon plus cartésienne, très méticuleuse, sur l’ordinateur par exemple, et je déteste ça. Je ne me sens pas à l’aise, je n’ai plus aucun plaisir de créer. Oui, ça peut être sur l’ordinateur, mais la gestuelle doit toujours rester, ou alors je dois le faire très très vite, en deux-trois semaines, pas plus. Donc c’est vraiment le lien entre le corps, l’esprit et l’art, l’animation, qui est très important. Je me sens comme une marionnette dans un film d’animation qui joue dans le processus de création pour créer quelque chose de vivant. Ça ne m’intéresse pas vraiment que le mouvement soit parfait, que ça bouge bien et qu’il n’y ait pas d’erreurs dans l’animation. Il y a de gros studios et des milliers d’animateurs qui ne font que ça, moi ça ne m’intéresse pas. On pourrait appeler ce que je fais de l’animation gestuelle. Comme Jean-Paul Riopelle ou Jackson Pollock, l’expressionnisme abstrait américain. Mon peintre préféré c’est Cy Twombly, il fait des tableaux magnifiques. Juste en écrivant et scribouillant sur la toile. J’essaie que mon animation garde le même esprit de spontanéité.
Et de performance?
De performance aussi. D’ailleurs, ce que je vais faire à la grande leçon de cinéma des Sommets, ça va être une performance autour de la création d’un film, autour d’une animation.
Une intervention collective où le public pourra s’inscrire dans la création ?
Beaucoup. Le public sera impliqué dans tous les stades de la création. Ce sera une séance de création thérapeutique et commune. J’espère que les gens vont aimer ça et qu’ils vont s’impliquer!
Tout à l’heure, vous mentionniez que vos créations sont au cœur d’une relation entre le corps, l’esprit et l’art. Est-ce que je peux rajouter le politique? C’est assez manifeste dans votre Trilogie du 20ème siècle, mais dans tous vos films vous abordez ce rapport au monde et au pouvoir. Lors d’un question-réponse au FNC, vous avez dit que le cinéma expérimental et l’intime, le personnel ou l’autobiographique qui accompagnent ce genre ouvrent un espace pour l’artiste dans lequel il peut échapper au monde et se retrouver dans le cinéma. Qu’est-ce qui vous inquiète, dans ce monde extérieur?
Je pense qu’on a perdu beaucoup de libertés. Ça, c’est aussi une des lignes qui existent dans Physique de la tristesse. J’appartiens à une génération qui a failli créer un monde meilleur. On a été trop occupés à travailler à notre propre succès individuel, égoïste, on a laissé tomber le monde qui nous entourait. On pensait qu’avec le progrès, le monde deviendrait un endroit meilleur pour vivre. Ce qui n’est évidemment pas le cas. On a moins de droits, plus de devoirs. Je voyage beaucoup, et ce qu’il se passe dans les aéroports, c’est l’équivalent d’un camp de concentration pour moi. On vous traite comme un terroriste, on vous oblige à vous ranger dans telle ligne, avec un checking permanent. C’est une limitation des droits de la personne et un contrôle de liberté énorme, vous n’avez aucun droit dans ces aéroports. Et on voit ça dans tous les aspects de notre vie. J’imagine qu’en tant qu’artiste, ton but est d’être libre, de créer quelque chose qui n’existe pas. De faire une révolution chaque jour dans ton studio. C’est ça un artiste. Il rentre et il pense qu’il va créer quelque chose qui va changer le monde avec la beauté, avec la technique, avec les idées qu’il a couplées à son expérience. C’est pour cela que je pense que les artistes se cachent maintenant, ils sont devenus comme les immigrants du monde qui les entoure. Ils se sont échappés dans un endroit, leurs studios. C’est une façon d’échapper aux tortures du monde qui nous entoure.
Faire la révolution, chaque jour, dans son studio. Est-ce que ce serait votre manifeste?
Oui. Je trouve les réalisations personnelles plus efficaces de nos jours. Je ne sais même pas si sortir dans la rue c’est efficace. Il paraît que les politiciens sont devenus trop… They don’t give a shit. Même s’il y a des millions de personnes qui descendent dans les rues. Ce qui leur fait peur c’est quand ça a lieu avant les élections. Et même lorsque l’on parle de liberté d’expression, que chacun peut exprimer son opinion sur les réseaux sociaux, ce n’est pas vrai. Ils sont aussi fortement censurés. Après notre entrevue je vais aller voter, préliminairement. Mais je regarde d’autres élections et c’est toujours la même chose, les médias sociaux sont censurés pour les opinions qui sont contre le pouvoir. En tous cas, ce sont des questions qui m’ont toujours intéressées celles de l’artiste et du pouvoir. C’est comme un mariage impossible. Même quand le pouvoir a essayé d’acheter des artistes — ça s’est passé dans l’histoire et cela se passe encore— ça ne marche pas. L’artiste est comme le bouffon dans la cour du roi. Il essaie toujours de faire quelque chose qui le fasse décapiter le lendemain matin.
Dans vos films il y a ce poids de l’histoire collective, de générations toutes entières. Vous passez du passé au présent et au futur, quelque chose s’étire et est commun à toutes les époques. C’est le cas dans Physique de la tristesse, dans votre Trilogie du 20ème siècle. Dans Vaysha, l’aveugle aussi, où elle est incapable de percevoir l’instant présent parce qu’elle n’a accès qu’à une vision du passé et du futur. Pourquoi ce jeu de découpages temporels?
Mes films sont en quatre dimensions, la quatrième étant le temps. La règle d’une unité entre l’espace, le temps et l’action n’existe pas dans mes films. Ils sont toujours dispersés dans toutes les époques avec des liens entre tous les âges, passés et futurs, pour exprimer le présent.
Cela me fait penser à une critique du livre Physique de la mélancolie de Guéorgui Gospodinov, dont s’inspire Physique de la tristesse. Jean-Luc Nancy y dit que le roman porte « une mémoire qui ne se souvient pas mais qui joue une synchronie du plus ancien, du contemporain et du lendemain. » C’est un peu ce qui vous a attiré dans l’œuvre de Guéorgui Gospodinov?
Exactement. Pour moi c’était intuitif. Mais comme Jean-Luc Nancy est un écrivain et philosophe, il l’exprime mieux (rires)! Bien sûr que je ne l’ai pas défini de cette façon aussi précise, mais c’est ça qui m’est resté dans la tête. Ce qui est intéressant ce sont les réactions que les gens ont eues envers le film, qui est assez différent du livre. On me disait qu’on ne s’y intéresserait pas, que le point de vue d’un homme qui a vécu à l’époque du communisme, cela n’intéressait personne. Tout le monde me disait « bonne chance, ça ne va pas marcher », « Vingt-cinq minutes sur un white old men parlant de son enfance, oublie ça ». Maintenant que je l’ai fait, je vois que les gens sont touchés, même s’ils ne comprennent pas pourquoi. Même s’ils n’ont pas vécu dans un pays lointain, même s’ils ne sont pas immigrants. Il y a un aspect dans Physique de la tristesse qui les touche et ils viennent me dire que chacun trouve son histoire dedans, ou alors l’histoire de ses parents. Parce qu’il n’existe plus de « citoyenneté de souche » aujourd’hui, chacun a un membre de sa famille qui est venu d’un autre pays. Parents, grands-parents, arrières grands-parents… Chacun peut retracer son origine dans différents endroits du monde. On est devenu comme des gitans qui se déplacent toujours. Les gitans qui sont dans une situation avec des moyens très limités, très contrôlés, comme nous avec nos 23 kilos de valise maximum.
Et parallèlement à ce cosmopolitisme, on parle de crise migratoire et de montée du racisme envers les immigrants… Est-ce que Physique de la tristesse était aussi une façon d’adresser ces sujets-là?
Ah oui, absolument. En fait, dans le livre, le sujet de la migration n’existe presque pas, c’est moi qui ai poussé le film dans cette direction parce que je trouvais intéressant le lien entre les objets, les capsules temporelles, et mon propre déménagement. La question de changer le lieu dans lequel tu vis — ce que tu trouves là, ce que tu oublies, ce que tu amènes avec toi — m’intéresse beaucoup. Et aussi, la réaction des gens qui sont déjà là. Parce qu’il y en a toujours des réactions! Même du côté des immigrants. Très souvent, les générations d’immigrés d’il y a 20 ou 30 ans sont plus hostiles envers les nouveaux arrivants que les immigrants beaucoup plus anciens, ou même les citoyens. Et je trouve cela étrange. Je vois ça comme une opposition de soi-même. C’est comme s’ils tiraient une corde au maximum pour exprimer la haine qu’ils vivent.
Dans tous les cas, le pire c’est le statu quo, les gens qui maintiennent le statu quo. Vous savez que les plus grandes atrocités ont été commises par des gens très simples, super timides, sans aucune hostilité. Ils se sont dit : « Moi je suis servant, moi j’obéis, moi je suis payé pour faire ça ». Donc si son boss lui dit « Tu dois tuer 1000 personnes », il va le faire. Parce qu’il obéit, il écoute, il ne se pose pas la question donc il est capable de détruire le monde si quelqu’un d’un plus haut niveau lui en donne l’ordre.
Dans ce cas, il reste la transgression. Cela me fait penser à 3ème page après le soleil (où vous déchirez et peignez sur un catalogue de festival) et à votre intervention 100 copies de McLaren. Effacées (où vous détruisez des copies de films du cinéaste). Refuser le statu quo, déconstruire, proposer de nouvelles choses… Détruire pour recréer?
À travers l’animation, à travers des actions, oui. En fait, la question de détruire pour créer un nouveau monde est très intéressante, et c’est très important pour les artistes. Ce n’est pas un sacrilège, ce n’est pas pour se moquer de ce qui nous précède. Mais on a besoin continuellement de poser des questions sur ce qu’ils ont créé, pour continuer. Juste poser des questions. En fait, je m’autodétruis moi-même aussi, avec chaque film que je fais. Par exemple, quand on m’a demandé de faire un film avec la même technique que celle que j’avais utilisée pour Vaysha, l’aveugle, j’ai tout de suite dit non. Chaque nouvelle technique est un nouveau moyen de s’autodétruire. Cela se retrouve aussi dans la façon de créer l’animation de Physique de la tristesse, où je détruisais les œuvres moi-même chaque jour. Pour créer le prochain cadre, je devais détruire l’image.
Un effacement progressif systématique.
À la fin, je finissais juste avec une image détruite. Parfois je me disais que j’aimais beaucoup cette image-là… Est-ce que je pourrais la garder? Non, je la détruisais. Parce que je servais le film.
D’ailleurs, l’un des commentaires que vous recevez souvent par rapport à vos films, c’est justement que chaque instance, chaque image est une œuvre d’art en elle-même, qu’elle mériterait d’être extraite du film et encadrée.
Et moi je détruis tout. Je me détruis moi-même. Ce n’est pas juste que je détruis les œuvres de McLaren, je détruis mes propres réalisations.
Et avec le cinéma en prise de vue réelle, vers lequel vous désirez aller, qu’y aura-t-il à détruire?
(rires) On ne sait jamais où je vais arriver à la fin! La prise de vue réelle reste un montage, et au montage vous êtes libre de tout détruire, pas juste un personnage, pas juste un comédien, pas juste des cadres, mais aussi l’histoire pour en faire quelque chose de complètement différent. Cela vous amène parfois à détruire le travail (et les sous!) des autres personnes qui ont collaboré avec vous. Ce n’est pas rare qu’un personnage, même s’il est joué par une comédienne célèbre soit détruit [En faisant référence aux scènes coupées de Jessica Chastain dans Ma vie avec John F Donovan de Xavier Dolan, N.D.L.R.].
Est-ce que votre prochain acte de destruction sera déjà à la leçon de cinéma des Sommets?
Il va y avoir de la destruction… On verra… Mais ce sera très intéressant (rires)! En fait, ce qui m’intéresse de plus en plus maintenant c’est vraiment la performance, la création d’un œuvre unique. Si l’animation était plus facile à créer, mon rêve serait de faire un film d’animation qui jouerait juste une fois devant le public et après le film serait détruit. First screening, last screening.
L’ONF risque de ne pas beaucoup aimer ça…!
Eh bien je ne le ferai pas avec l’ONF (rires), car c’est sûr et certain qu’ils ne seraient pas contents. On ne vendrait pas de billets, on inviterait seulement les gens que nous voulons, pas plus de 50 personnes. Ça a été mon plus grand problème avec les Oscars, c’est que soudainement mes œuvres sont devenues trop publiques, trop regardées. Des gens qui n’avaient jamais vu d’animation expérimentale avant cela ont commencé à s’y intéresser. J’ai toujours la peur de devenir trop mainstream, trop populaire, parce qu’il n’y a rien qui détruise plus un artiste que la culture de masse. C’est très dangereux et j’ai toujours vu ça comme un problème. Dans le monde du court métrage d’animation, il n’y a jamais vraiment de vedettes, même les plus célèbres réalisateurs d’animation comme Jan Svankmajer restent des gens qui ne sont connus que dans le milieu du cinéma et qui ne sont pas si grand public. Voilà pourquoi j’ai commencé dans l’animation. Et finalement, au contraire, je dois faire des tapis rouges, des photographies, des entrevues… C’est l’une des raisons pour lesquelles, maintenant, je veux arrêter.
Une dernière gorgée de café et la conversation s’est terminée sur la rétrospective qui lui sera consacrée à Barcelone, sur les manifestations et arrestations qui ont lieu en ce moment en Catalogne, sur la Gestalt, sur une divagation autour du motif du train dans ses œuvres, paysages-cadres qui défilent image par image… J’ai oublié de lui poser des questions sur le rôle de la musique classique et épique dans ses films, de l’interroger sur son rapport à l’enfance et à la nostalgie, de lui demander pourquoi les mots déclamés par la voix-off prenaient autant de place dans Physique de la tristesse. Ce sera pour la prochaine fois. On s’est donné rendez-vous le 5 décembre à la Cinémathèque québécoise pour sa leçon de cinéma.
Pour en apprendre plus sur la technique utilisée pour la création du film Physique de la tristesse: