Triangle of Sadness : Le cinéma face à la provocation

Suède, Allemagne, France, Royaumes-Unis, 2022
Note : ★★★★

La Palme d’Or du festival de Cannes 2022 s’inscrit au sein d’œuvres qui ont marqué les dernières années cinématographiques en s’affairant à représenter satiriquement les ultra-riches.

Le tout récent essai de la sociologue Dahlia Namian sur la provocante exhibition des ultra-riches permet de rendre compte de l’importance de Triangle of Sadness. Devant l’inflation qui rend luxueux une alimentation de base, une cible si immense et grotesque qu’elle en est trop évidente surgit pour les satiristes : les méga-yachts. Et surtout leurs occupants. À un niveau où l’exposition de leur richesse est à ce point absurde qu’elle en devient normale, les artistes se doivent de tourner au carnaval l’opulence démesurée de ces obscènes privilégiés. Ce genre de réaction où la contestation tourne à la caricature est naturelle au cinéma. Tel était M*a*s*h, le film de Altman lui aussi reconnu à Cannes en 1970. Tel était aussi le burlesque de Chaplin.

A l’instar de The Menu (Mark Mylod) et de séries comme The White Lotus (Mike White), la Palme D’or de 2022 est une réponse violente à une démesure provocatrice qui l’est tout autant. Ce phénomène cinématographique devrait continuer à prendre de l’ampleur. Il traduit un engouement critique pour le mode de vie des ultra-riches, ces dignes représentants médiatiques des inégalités économiques qui déchirent les sociétés occidentales. Tout comme le cinéma, la littérature et l’actualité s’y intéressent aussi. En effet, le dernier roman de Kevin Lambert, Que notre joie demeure, a été un grand succès dans les librairies. Suivant la tendance, le magazine français L’Obs a également titré son dernier numéro hors-série Le monde fou des hyper-riches. On peut en outre affirmer que ce nouveau thème suscite un intérêt particulier au Québec où le cinéma Beaubien a accueilli la plus grande assistance d’Amérique du Nord pour Triangle of Sadness.

 

Pour l’instant, ces productions peuvent à la fois révéler efficacement à l’écran cette ostentation de la richesse et lui répondre, tout en ayant une force de frappe spectaculaire et jouissive qui fait réagir le public. Il ne s’agit plus ici de montrer les déboires du néolibéralisme sur la psychologie de personnages tourmentés dans leurs quartiers ou leurs familles. On tourne le dos à l’identification des protagonistes, trop souvent adolescents et victimes du système qui rappelle la façon de faire des Dardenne et de Loach. Elle demeure encore dominante dans le cinéma social et d’auteur, mais elle est de plus en plus lassante et inopérante. On y est habitué et elle n’écorche plus.

De fait, le meilleur de Triangle of Sadness se trouve à ces moments où Ostlund s’éloigne de ces codes, surtout dans cette deuxième partie sur la croisière. L’aspect choral du film sert alors un processus de distanciation et de déshumanisation pour mieux tourner à la satire ces êtres, dont la richesse camoufle toute entière leur humanité. Toute identification qu’il peut y avoir avec certains personnages n’est alors qu’un ressort scénaristique utilisé pour ensuite le tourner brutalement à l’ironie : par exemple ce couple de bourgeois britanniques producteurs d’armes de guerre racontant, tout ému en s’étreignant doucement la main, leur difficile épreuve lorsque l’ONU a interdit la production de mines anti-personnelles. Pourtant, face à l’adversité (imaginez les violons), leur amour a par-dessus tout triomphé et les affaires ont repris as usual. Leur touchante sérénade se terminera malgré tout par une régurgitation.

L’hypocrisie d’un ultra-capitalisme à la prétention humaniste est, elle aussi, brillamment démontée et cela crée les scènes les plus orgasmiques. Dès le début au défilé de mode, après avoir dérangé au complet une rangée de spectateurs déjà assis pour satisfaire des invités d’honneur, des slogans à cinq sous sont martelés sur l’écran : « Everyone equal » ! De même lorsque, nourrie d’un acte de charité et de bienveillance, une bourgeoise américaine exige que tous les membres de l’équipage prennent une pause de leur travail pour se baigner un peu dans la mer. Geste qu’elle justifie par une réflexion philosophique hédoniste sur la nécessité dans la vie de faire ce que l’on désire…

Cependant, cette diatribe si efficace ne se satisfait pas à elle-même. Le film veut trop souvent aller là où il n’est pas. Surtout dans la dernière partie, Ostlund semble ressentir à tout prix le besoin d’afficher une certaine profondeur sociologique pour justifier son excentrique moquerie des ultra-riches. Or, cette représentation caustique et sans apparat constitue en soi, à notre époque empreinte de provocations, un acte artistique hautement significatif. En effet, Chomsky se retrouve dans les remerciements du générique, mais la véritable profondeur critique qu’il incarne tombe à l’eau comme la croisière. Le renversement du pouvoir sur l’île n’est pas marquant, outre peut être ce constat, que seule la destruction du navire de l’ultra-capitalisme et un recommencement total sur une île déserte peut changer les choses. Message révolutionnaire percutant, malheureusement oublié tellement il est dissimulé sous de longues péripéties inutiles et mélodramatiques qui tentent de raviver l’attachement à certains personnages. Néanmoins, à la toute fin, l’ironie reprend le dessus : l’île est en fait un resort de luxe. On n’y échappe pas!

C’est cette frontalité que l’on aime du film, cet humour noir. Il y a toutefois quelques scènes, surtout dans la première partie, qui ne sont pas strictement caricaturales et qui nous rappellent le style et le talent particulier d’Ostlund dans The Square. En témoigne la savante mise en scène de la prise de conscience de Carl (Harris Dickinson), mannequin qui en a soudainement assez des stéréotypes de genre et de sa dispute dans l’ascenseur avec sa copine influenceuse Yaya (Charlbi Dean). Elle révèle une critique sociale tout aussi efficiente qui sait bien se servir des outils du cinéma. On se reconnaît en Carl et Yaya, sans toutefois oublier leur statut de privilégiés construit par une société empreinte de décadence. Peut-être que ce discours à cheval entre la distanciation et l’identification traversera mieux le temps, un peu comme les films de Buñuel.

Si les excès et l’avilissement des ultra-riches n’ont pas terminé de se retrouver sur nos écrans, il devient important pour la critique d’accompagner cette tendance. Les rapports de production face à ce type d’œuvres demeurent questionnables. D’immenses budgets doivent être consacrés pour représenter ce luxe, remettant en cause les motivations derrières leur production. Qui véritablement tient ce discours critique ? On connaît la capacité du capitalisme à ingérer les images de sa propre critique et c’est le danger qui guette le destin de ces films. Le rapport au luxe est souvent idéalisé malgré sa confrontation. La critique de l’hypocrisie peut devenir hypocrite elle-même.

***

Durée : 2h45
Crédit photos : Imperative entertainment

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1 Comment

  1. Hélène Ladouceur

    Merci William pour cette critique ciselée avec finesse et moult références. Tu me donnes le goût d’aller voir ce film … grâce à toi … je serai une spectatrice dotée de clés essentielles pour lire cette œuvre avec plus de profondeur !

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