États-Unis, Royaume-Uni, Suède et Italie, 2025
Note : ★★★★
Sixième long métrage du cinéaste sud-africain Oliver Hermanus, The History of Sound s’impose d’abord comme un film sur la mémoire sensible : celle qui se transmet non pas par les mots, mais par les sons… et les souvenirs d’un corps absent.
En 1917, Lionel (Paul Mescal), étudiant en musique au New England Conservatory, rencontre David (Josh O’Connor), camarade de classe aux intérêts musicaux étrangement semblables. Entre eux, l’attirance mutuelle, jamais dite, se révèle par les regards échangés alors qu’ils jouent du piano ou chantent des chansons folkloriques. La séduction mutuelle se transforme rapidement en bien plus qu’une aventure; un amour impossible qui n’est jamais nommé, mais plutôt intériorisé. Après tout, pourquoi mettre les mots sur quelque chose d’inconcevable pour la société du début des années 1910. La Première Guerre viendra rompre cette harmonie, mais la musique restera ce lien immuable entre les deux hommes, alors que leur silence les soudera à jamais.
Hermanus filme cette relation comme une suite de résonances. Ce n’est pas un récit de passion, mais un film d’échos puisque dans les plus de 120 minutes du film, les amoureux ne sont ensemble qu’à deux courtes périodes de quelques semaines. À l’université, puis quelques années plus tard dans le cadre d’un projet de documentation de chants folkloriques sur cylindres de cire dans l’État du Maine. Le spectateur est alors constamment face à l’écho retentissant que produit l’absence de David dans la vie de Lionel. Cette absence devient le prisme par lequel nous recevons les différentes étapes de la vie du protagoniste.

Les voix enregistrées sur les cylindres deviennent les témoins d’un lien (l’amour homosexuel) que l’histoire efface, mais que la mémoire intime refuse de laisser mourir. Il y a dans The History of Sound quelque chose de profondément sacré, de l’ordre du rituel, particulièrement dans les séquences d’enregistrements des chants par les habitants. Voir et entendre ces femmes, enfants, familles chanter, c’est assister à un geste primaire d’humanité, sauvegarder les voix avant qu’elles ne s’éteignent. Hermanus parvient à faire de cette démarche ethnographique une expérience sensorielle, voire spirituelle.
Chaque son, chaque vibration, semble contenir la persistance d’un sentiment qu’aucune société ne pouvait alors accueillir; tant celle des amoureux, en quelque sortes interdits, que celle de cette oralité folklorique jusque-là destinée à l’oubli. À la suite de ces trois mois, les amants se sépareront. Lionel, dont la vie se déroulera entre le Kentucky pour des obligations sur la ferme familiale et l’Europe grâce à son talent indéniable, se construit à travers cette tension causée par l’absence de David, cet écho retentissant. Il lui est impossible de verbaliser ce qu’il ressent à ses autres relations (femme ou homme), comme si cette relation non dite ne pouvait exister qu’en lui.
Entre Lionel et David, tout est retenu, presque invisible. Le réalisateur filme la tendresse dans le creux d’un geste, de leur intimité sexuelle. Ces moments muets crient pourtant l’amour. En forêt, Lionel suit David dans un mouvement d’adoration silencieuse et ramasse une à une les plumes perdues de l’oreiller troué. Sans jamais le mentionner, comme si cette fuite lui permettait, par ce geste répété, de lui démontrer son affection, son amour. Ce geste incarne alors leur amour non dit, non pas une tâche accablante, devenant ainsi la plus belle métaphore du film : la tentative d’attraper ce qui s’échappe, de reconstruire ce qui se dissout, d’accumuler ses souvenirs fragilisés par l’oubli causé par le temps.
Hermanus, qui signait avec Moffie (2019 – voir ici notre sélection de 21 beaux plans du film) un film où la beauté plastique frôlait la rigidité picturale, adopte ici une approche plus sobre, plus incarnée. La mise en scène respire, laisse le silence envahir le cadre. La lumière, souvent crépusculaire avec ses teintes gris et bleu, épouse la mélancolie de Lionel, son errance intérieure. Le cinéaste retrouve la délicatesse qu’il avait déjà explorée dans Living (2022), son adaptation de Ikiru (1952) d’Akira Kurosawa, cette capacité rare à rendre tangible l’émotion contenue, retenue, dans une économie de mot. Le cinéaste s’impose une fois de plus comme un cinéaste de l’intérieur, non pas du spectacle.

Les comparaisons avec Brokeback Mountain (2005) sont inévitables : film d’époque, amour homosexuel, isolation en nature. Le scénario de Ben Shattuck, basé sur son propre roman, n’aborde pas la transgression secrète et ses répercussions destructrices, mais explore plutôt la résonance et sa douceur amère. L’amour ne se heurte pas à un interdit frontal, et ce même s’il est sous-entendu, il s’effrite dans le temps, comme un son qui s’éteint lentement. The History of Sound parle de ce qui demeure après la perte : les sons qu’on continue d’entendre alors que celui qui les a produits n’est plus là. On suit Lionel de l’enfance à la vieillesse, démontrant l’effet que David aura eu dans sa vie.
La fin, sans la dévoiler ici, atteint une beauté enlacée dans une cruauté désarmante. C’est tout le paradoxe du film d’Hermanus : faire du souvenir une douleur douce et du deuil une manière d’aimer encore. La beauté de l’un nourrit la violence de l’autre. La cruauté d’un amour impossible est d’autant plus grande s’il n’est jamais déclaré. D’un point de vue de l’Histoire avec un grand H, en l’absence de paroles, de sons, de preuves, l’amour entre David et Lionel n’a pas existé. Alors qu’il a existé des milliers de David et de Lionel.
The History of Sound est un film sur la persistance, celle du son, de la mémoire, de l’amour. Il avance lentement, sans geste spectaculaire, mais envahit peu à peu l’esprit, jusqu’à ce que chaque respiration, chaque silence, deviennent musique intérieure. Oliver Hermanus signe ici une œuvre sur la transmission invisible : celle des émotions qui ne se disent pas, mais que l’on entend encore, bien après qu’elles se sont tues.
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Le film sort sur MUBI le 1er novembre.
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Durée : 2h08
Crédit photos : Mubi

