Ici ON BRÛLE pour C’est pas moi, je le jure ! de Philippe Falardeau (2008) et on se régale des doodles de Camille Loquet qui nous parle en dessins.
« ‘Certains films savent quelque chose de moi’ est le corrélat de ‘je sais deux ou trois choses d’eux’ pour les avoir vus et revus. Il me faudrait le courage de prendre un de ces films et d’en raconter notre histoire. »
– Serge Daney dans L’exercice a été profitable, Monsieur
S’il y a bien un film que j’ai vu et revu, et qui m’en a appris plus sur moi-même que n’importe quel autre, c’est le merveilleux C’est pas moi, je le jure !, l’adaptation rusée de Philippe Falardeau de deux romans de Bruno Hébert. C’est notre histoire que je raconte ici, celle d’une rencontre, d’un coup de foudre, d’un amour-obsession, d’une naissance. La mienne ; je suis née une deuxième fois en regardant ces images, le film m’a accouchée et je n’ai plus été la même. Notre première rencontre remonte à septembre 2008 et j’ai été séduite tout de suite. Dès la première minute. Pourtant je n’ai pas su ce qui m’avait à ce point troublée, bouleversée, chavirée. J’ai forcé la rencontre une seconde fois, peut-être pour comprendre, peut-être pour m’enflammer plus encore tout simplement, peu importe puisqu’à l’instant où une eau bleue remplie le grand écran et la voix de Léon la salle noire j’oublie tout, je m’oublie moi, il n’y a que lui qui compte. Je frissonne, je ris, je pleure. Chaque fois. Plus encore à chaque fois même. Et mon amour grandit. Et je n’ai jamais été plus cinéphile que devant ce film. Je m’y abandonne complètement. Et je ne connais pas de plaisir plus grand, plus jouissif que cet abandon total. J’aurai vu C’est pas moi, je le jure ! neuf fois au cinéma. Neuf fois, je me suis installée dans le noir et je me suis laissée enivrer, emporter. J’en ai su chaque réplique par cœur. J’ai embrassé chaque image du regard. Et je fus persuadée qu’elles m’embrassèrent elles aussi. Je me suis laissée bercer par la musique de Patrick Watson et j’ai tout de suite compris que cette musique c’était pour moi et personne d’autre qu’il l’avait écrite. Que c’était pour moi, et moi seule, qu’elle existait. J’étais peut-être même la seule à l’entendre. Encore aujourd’hui, je frissonne, je ris, je pleure, et je ne sais toujours pas exactement pourquoi. Peut-être que je me reconnais dans cet enfant à l’imaginaire morbide débridé. Peut-être au contraire ne puis-je m’identifier à lui, m’étant éperdument éprise de lui.
Je n’oublierai jamais ce soir de septembre où j’ai accompagné Léon pour la première fois. Il n’est jamais trop tard pour vivre notre enfance de cinéma, ces scènes primitives, ces films inoubliables, qui gardent avec eux le souvenir de ce que nous avons été et qui deviennent un miroir qui nous renvoie un écho de nous-mêmes à chaque nouvelle rencontre. Et jamais je ne me suis sentie plus regardée que par les images de C’est pas moi, je le jure !, le film me regardait, l’enfant aussi, ils m’ont tous deux photographiée, ils ont figé cet instant de moi que je ne retrouverai plus, mais qui me revient pourtant vaguement à chaque rencontre. C’est ce premier film, le premier à me regarder comme il l’a fait, qui fit pour moi que le monde commença. Un monde nouveau où je n’étais plus la même et où je vivais pour lui et par lui. Je me suis réinventée à travers le film, à travers ce regard que j’ai posé sur l’enfant et qu’il m’a rendu. C’est donc la flamme d’un premier amour cinématographique qui brûlait en moi, qui me consumait. Et mes scènes primitives je les avais enfin trouvées, et cet enfant les peuplait toutes. Mais qui était-il pour moi, cet enfant ? La seule force d’identification aurait pu expliquer la relation passionnelle et fusionnelle qui me lie au film de Falardeau et à son personnage. Je me suis reconnue ici dans sa détresse, là dans sa candeur. Mais surtout, il y a quelque chose de profond qui m’attache à lui. Je me suis inévitablement identifiée à ce qu’il a vécu et à ce qu’il revit chaque fois que je vois le film, parce que cet abandon, ce motif du départ de la mère est peut-être LA chose qui nous lie vraiment. Elle est peut-être là ma véritable scène primitive. Et j’aurais voulu tenter de la retenir aussi fort que lui, ma mère. J’aurais voulu donner des coups de pied et m’enfoncer de l’herbe dans la gorge moi aussi. Quelque chose en moi a brisé quand ma mère est partie, je suis défectueuse et quelque part Léon l’est tout autant. Je me suis identifiée à la souffrance que trahit son visage moqueur, son visage parfait. Rien ne dit plus facilement la souffrance qu’un visage d’enfant. Est-ce donc que c’est simplement moi, petite fille abandonnée, trahie, que j’ai vue dans C’est pas moi, je le jure !, est-ce donc cette seule scène primitive réincarnée qui m’aurait troublée à ce point? Cela expliquerait peut-être mon attachement au film, mais évacuerait du même coup ma relation à l’autre, car cet enfant ne serait plus un autre dans toute son altérité, mais rien de plus qu’une ombre de moi-même, un fragment de ce que je suis ou de ce que j’ai été. Pourtant, la force du film réside incontestablement dans le portrait savamment orchestré de Léon, ce garçon au comportement délinquant et aux idées noires. Falardeau parvient à faire ressortir de ce gamin au visage d’ange, qui fait les 400 coups avec le même goût du risque que le petit Doinel de Truffaut, toute la fragilité et l’angoisse d’un enfant de plus en plus en rupture avec le monde qui l’entoure. Le film, c’est bien plus que le départ d’une mère, bien plus qu’un abandon, le film, c’est lui, la vraie affaire, c’est lui, cet enfant-là, complet et complexe.
Dans C’est pas moi, je le jure !, Léon règne souverain, le film est son royaume à lui. Il est au centre du récit qui se construit autour de lui et par lui, qui commence et se termine avec lui. Le film se lit un peu comme un journal intime, le cinéaste nous ouvre la porte de l’imaginaire du jeune garçon, un imaginaire qui explore sans cesse les limites métaphysiques du monde matériel duquel il tente de s’évader. Je pense à ces quelques plans subjectifs emblématiques, ceux qui nous donnent à voir ce que l’enfant regarde à travers ses énormes jumelles, ou à la fin, cette vision d’une seule quille, impudente, qui se dresse au niveau de l’œil, tout près, pas pour longtemps. Léon n’est pas cet enfant-caméra d’Allemagne année zéro (Roberto Rossellini, 1948) nous livrant une vision réaliste, ayant presque la valeur du document. Ce qu’il donne à voir, par la virginité de son regard, c’est la réalité telle qu’il la perçoit avec toute sa sensibilité. Celle fantasmée et rêvée aussi, comme tous ces plans qui contemplent la Grèce et qui représentent l’objet de la quête de Léon : retrouver sa mère, ou plutôt retrouver la tranquillité de sa présence rassurante, qui seule est en mesure de peut-être contenir les pulsions morbides du garçon. Et ce renard, qui évoque nécessairement Le petit prince et toute la puissance de son allégorie, n’est-il pas une matérialisation de l’impossibilité pour Léon de s’adapter, de s’intégrer au monde trop sérieux de son père ? Le regard du cinéma rejoint ici celui de l’enfant. Des images de C’est pas moi, je le jure ! se dégagent une certaine pureté, une certaine naïveté, et une ouverture aussi qui sont propres à l’enfance. Ces images de la Grèce, les seules où il y a prédominance et même présence du bleu vif, sauf pour tout ce qui a trait à la mère (le foulard qu’elle noue au cou de Léon et qui plus tard le trahira), que Falardeau reprend en leitmotiv, appartiennent après tout à l’univers mental de Léon. En nous les montrant et en confiant la narration du film au jeune garçon, le réalisateur choisit de nous inviter dans cet univers. Falardeau a cette façon de filmer Léon, qui est d’ailleurs de toutes les scènes, avec une lucidité candide qui nous permet de voir le monde à travers sa perception. Je revois Léon assis devant le piano dans la maison fraîchement vandalisée de ses voisins : quelques secondes d’hésitation, il tourne la tête vers le crucifix au mur, la mise au point suit son regard pour mieux revenir sur lui. Tous ces moments dans le film où la caméra épouse le regard de Léon offrent au spectateur sa vision sensible du monde. L’enfant est alors regard.
La particularité de C’est pas moi, je le jure !, et c’est peut-être là l’origine de notre rapport fusionnel, c’est qu’il offre bel et bien cette vision pure et intime du monde à travers les yeux de Léon, mais la présence de l’enfant est telle, palpable et enchanteresse, sa beauté si parfaite et désinvolte, qu’on ne peut l’oublier. La caméra d’André Turpin oscille entre la vision subjective de Léon, souvent en plans plus serrés avec le gamin en amorce, et des plans aériens, d’une grande légèreté, qui nous montrent l’enfant à vol d’oiseau, tout petit face à ce monde plus grand que nature, et infiniment plus grand que lui. L’enfant dans C’est pas moi, je le jure ! est à la fois regard et image, et puisqu’il est image, il est objet d’admiration. Si le spectateur s’identifie à l’enfant, plonge dans son regard, jamais il ne se substitue complètement à lui, son image étant trop prégnante dans le film, sa beauté trop touchante. Elle est sûrement là ma réponse. Le véritable objet de mon adoration, c’est cet enfant frondeur dont la candeur m’envoûte. C’est à sa rencontre que je vais chaque fois que je replonge dans l’univers de C’est pas moi, je le jure !, un univers où il est toujours à l’avant-plan et qui s’ordonne à partir de lui, et chaque fois je ressens le même trouble. Je suis comme hypnotisée par lui, fascinée. Il me regarde. Ce n’est pas seulement le film qui me regarde, lui aussi. Littéralement. Trois fois, trois regards caméras. Et j’ai le sentiment qu’il voit en moi ce que je n’avais pas su voir moi-même. J’ai cette impression qu’il sait. Il sait que je ne peux faire autrement que de l’aimer. Je ne sais pas si j’aime le film parce que je l’aime le personnage ou si je l’aime lui parce que j’aime le film ; mais une chose est sûre, il y un moment, un fragment, dans le film, que j’aime plus que tout autre. Chaque fois que je revois C’est pas moi, je le jure ! j’ai ce moment de révélation, ce moment de transe, plus jouissif encore que tout le reste. Comme un collectionneur, je chéris et j’appréhende ce moment épiphanique et lui seul suffirait pour que j’aime le film. Léon, échappant au regard de son père, retire ses lunettes, les pose sur sa tête et se met à pédaler les yeux fixés sur la route qui s’ouvre à l’infini devant lui, un sourire apparaît sur son visage. La caméra, toujours en mouvement, fluide, le suit. La musique et la voix planante de Patrick Watson envahissent la bande-son, elles prennent toute la place. Des rayons de lumière traversent l’écran, m’éblouissent. Le vent fait danser chaque mèche des cheveux de Léon, et c’est la danse la plus parfaite que j’aie jamais vue. La scène dure quelques secondes, peut-être une minute. Il s’en dégage un sentiment de liberté qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le film et dont la bicyclette est le vecteur. L’enfant est si libre que je ne sais plus très bien s’il s’agit de Léon ou de l’acteur. Le personnage lui-même joue un rôle dans le film, et, en retirant ses lunettes qui l’aveuglent, il laisse tomber ce rôle. Il le fait avec tant de naturel que j’ai l’impression tout à coup de voir non pas Léon, mais le jeune Antoine L’Écuyer. Et c’est ce sourire, si vrai, plus vrai que tout le reste, qui le trahit. Et c’est ce moment fugace, ce détail, qui m’obsède : la naissance de ce sourire sur le visage de l’enfant. Il y a dans ce sourire toute la beauté du film, parce qu’il renferme cette idée de la révélation de la réalité, si chère à Bazin. Et cette réalité c’est nulle autre que l’enfance.
Il y a finalement tant de choses qui m’attachent à ce film que je ne me surprends plus de l’aimer avec une telle passion, une telle ardeur. J’aurais pu l’aimer simplement parce que c’est lui qui m’accoucha en tant qu’enfant du cinéma, lui qui me fit voir le monde pour la première fois. J’aurais pu l’aimer simplement parce qu’il fut le premier à me regarder plus que je ne l’ai vu. Le premier (et le seul) à me bouleverser, me troubler à ce point. J’aurais pu l’aimer simplement parce qu’il rejoue cette scène de mon enfance, cet abandon, ce départ, qui d’une certaine façon me définit. J’aurais pu l’aimer simplement parce que je me serais reconnue dans Léon, parce que j’aurais vu le monde à travers ses yeux d’enfants, la virginité de son regard. J’aurais pu l’aimer simplement parce que je ressens une tendresse infinie pour cet enfant à la beauté désarmante. J’aurais pu l’aimer simplement à cause de ce sourire et alors j’aurais été plus cinéphile que jamais. J’aurais encore mille autres raisons de l’aimer ; le scénario magistral, si drôle et si tragique à la fois, les répliques iconiques (tantôt attendrissantes comme « T’es mieux qu’un tracteur » tantôt hilarantes comme « Je dis jamais ça vagin »), la magnifique Suzanne Clément, tellement puissante dans toute sa vulnérabilité, et sa façon de dire « mes loups », son absence qui prend toute la place, le sourire de Jérôme qui présente fièrement le renard cerf-volant à Léon et ses yeux qui trahissent son angoisse, la caméra vaporeuse de Turpin et ses rack focus, le grain de la pellicule et sa chaleur, la musique atmosphérique et jamais nostalgique, le fuck you bien senti de Léa et son magnifique plan de pirate, les fonds de bouteille de Léon et ses mauvais coups de démon blond, le père dépassé, mais là, bien droit, et ses éternelles corrections grammaticales, les transitions ingénieuses et le montage précis qui nous hypnotise, les moments parfaits où Léon s’adresse directement à la caméra et je me perds dans son regard, la performance à couper le souffle d’Antoine L’Écuyer, véritable révélation, qui nous arrache le cœur à chaque nouvelle tentative de tirer sa révérence. Mais au fond, n’y a-t-il rien de plus irrationnel que de tomber en amour, que cette obsession qui me lie à C’est pas moi, je le jure ! et que j’ai gravée à l’encre noire dans ma chair pour toujours avec la phrase-culte « Qui n’a rien doit tout risquer » ? Alors je me risque à aimer, puisque sans ce film, je n’ai rien, je suis incomplète.