Son frère : ceux qui l’aiment prendront sa main

France. 2003
Note : ★★★★ 

Thomas (Bruno Todeschini) a une maladie du sang. Une maladie rare comme les médecins disent. Homosexuel introverti, Luc (Éric Caravaca) s’est résigné à vivre passivement loin de sa famille, cloîtré dans un quotidien anxiogène entre son poste d’instituteur et son jeune amant Vincent. Ces deux frères de sang ont laissé le temps contaminer leur relation contrariée par l’impénétrabilité de leurs sentiments. Un soir, l’aîné débarque chez son cadet, la clope au bec, le visage pâle et les cheveux mouillés. Incapable de rester en place, il déverse sa colère et comble ainsi le vide relationnel des dernières années en une seule soirée. Ses plaquettes fondent comme neige au soleil, il a besoin de lui pour affronter la maladie. Et quelques silences plus tard, quelques caresses à la dérobée vont les aider à se (re)connaître, s’apprivoiser et s’accompagner, pour que l’un puisse mieux vivre sa mort et l’autre sa vie.

Décédé d’un cancer du poumon à 68 ans en 2013, le regretté Patrice Chéreau réalisait dix ans plutôt son huitième long métrage, Son frère, une adaptation du roman éponyme de Philippe Besson. L’Ours d’argent remporté au Festival de Berlin venait ainsi souligner l’exigence d’un réalisateur pluridisciplinaire et méticuleux, qui, du récit jusqu’à la mise en scène, scrutait comme à l’accoutumée les travers obsessionnels du genre humain au moyen d’une marotte picturale, plastique et théâtrale.

Plus intime dans sa construction, ce métrage a su tirer profit des maigres 6 mois alloués au cinéaste pour tourner cette histoire après qu’un autre de ses projets ait été avorté. De fait, l’urgence du tournage lui a permis de gagner en authenticité puisque le temps ne lui permettait pas de repenser, raturer et réécrire une histoire qui aurait perdu en spontanéité si tout avait été préparé en amont. Moins esthétisé, plus sincère dans sa démarche, le film ne manque pourtant pas de références, fidèle aux explorations littéraires du cinéaste (Bernard-Marie Koltès…). Il fallait suivre son instinct, saisir l’instant présent et se soustraire à penser les scènes pour mieux les ressentir. Habitée par de fortes convictions, la petite équipe de tournage a donc su aller, plus que de raison, au cœur du sujet avec une pudeur et une retenue remarquables, se gardant de romantiser la mort bien souvent cortégée par des poncifs inféconds et futiles.

Son frère : Photo Bruno Todeschini, Eric Caravaca
Copyright Pyramide Distribution

De cette façon, le cinéaste va au plus près des émotions en filmant, caméra à l’épaule, le moindre soubresaut, la moindre oscillation d’humeur, de la plage déserte jusqu’à l’hôpital, cette deuxième maison où l’on ne se sent pourtant pas chez soi. Avec une précision chirurgicale, il opère dans l’ombre en mettant l’emphase sur la réalité du quotidien des patients et des soignants, à l’exemple de la scène où l’on rase le corps de Thomas pour le préparer à son opération. À ce moment précis, l’impassibilité des infirmières le déshumanise lorsqu’elles s’activent au travail comme des automates aux gestes répétés, méthodiques et mécaniques. Néanmoins, cette distance leur est pourtant nécessaire pour durer dans ce métier parfois délétère. De plus, il leur arrive de minimaliser les souffrances des malades pour leur insuffler de l’espoir souvent difficile à percevoir. L’âpreté de ces images cliniques s’apparente alors à des tranches de vies où de vrais patients côtoient des acteurs, le personnel hospitalier s’affairant comme des fourmis devant l’œil ostensible de la caméra qui ne vient jamais troubler la mise en scène.

« Je me suis senti partir, je n’étais pas du tout d’accord. »

Dans cette rapidité d’exécution, même le montage a été impacté, passant des 6 mois habituels à 10 semaines seulement. Malgré tout, Chéreau a réussi à déconstruire le temps avec beaucoup de justesse, grâce à de nombreux flashbacks illustrant parfaitement l’appréhension ressentie face à la mort. Chaque étape est présentée dans le désordre pour souligner les différents états émotionnels qui s’enchevêtrent dans la tête de Thomas : la peur, la colère, la résignation jusqu’à l’apaisement. Si beaucoup d’ellipses ponctuent le récit, c’est parce que le réalisateur tenait à laisser le public s’imaginer le vécu des personnages en évitant toute dramatisation superflue. C’est pourquoi, nous ne connaîtrons jamais les raisons de la brouille entre Thomas et son frère. Qu’importe. Certaines pistes sont évoquées sans jamais chercher à être expliquées (homosexualité de Luc), le cinéaste faisant volontairement l’impasse sur le passé des protagonistes pour se concentrer sur leur présent.

Si la vie et ses tourments les ont séparés, la mort finira par les réconcilier. Sans avoir besoin de parler, le corps de l’un va répondre au corps de l’autre. Qui est le frère de qui ? Nous questionne le titre du film. Qui est le miroir de l’autre? Enfant, Thomas le protégeait des grands. Devenus adultes, Luc jouera l’aide soignant parfait. Du café au lit jusqu’aux balades sur le bord de mer, ils se retrouvent souvent là, sur un banc face à la mer, apaisés et tournés vers l’avenir, au lieu de passer leur temps à se trouver des excuses devant ces paysages désolés. Un vieil homme (superbe Maurice Garrel) vient souvent les retrouver pour contempler l’horizon et bavasser sur la vie. Cette légèreté de ton contraste alors avec leurs conversations quotidiennes sur la mort.

Son frère : Photo Bruno Todeschini, Eric Caravaca, Maurice Garrel
Copyright Pyramide Distribution

Il faut dire que la maladie étiole le corps de Thomas, épidermique aux relations familiales oppressantes. Prolixe, sa mère passe son temps à jacasser et rabâcher des histoires sans importance ne supportant pas le silence de mort qui règne dans la chambre. La peine des corps se lit sur les visages quand sonne l’heure d’aller rejoindre sa dernière demeure. La peur de l’après, tout comme l’appel du vide se fait sentir également à travers la vacuité des conversations. Quand à Claire, sa petite amie, elle ne supporte plus l’odeur de la mort qui s’est subrepticement immiscée dans son quotidien. Les avanies des uns sur les autres ne cachent pourtant qu’un désir profond à retrouver un état émotionnel stationnaire.

Le réalisme dans lequel le metteur en scène place constamment le spectateur le pousse alors à regarder la mort en face. De fait, la difficulté à visionner certaines scènes le renvoie à ses propres angoisses. Ne pas vouloir y réfléchir, c’est être dans la négation de soi. Passé la dureté de ce cap, l’œuvre se vit comme un apaisement. D’ailleurs Luc tiendra sa promesse en accompagnant son frère pour son dernier voyage. D’ordinaire reclus dans l’ombre, il se tourne peu à peu vers la lumière, la même que l’aîné tente désespérément de capter pour réchauffer un corps qui n’a de cesse de s’éteindre à petit feu. La Faucheuse se rapprochant peu à peu, il commande à son subconscient de personnifier la souffrance de Thomas en s’imaginant son lit d’hôpital où il gît dorénavant à sa place. Dès lors, le cadet se prépare à l’inéluctable. Il fait le lit de son aîné comme on prépare le lit d’un mort tandis que ce dernier fixe la chaise vide où son frère s’assoit lorsqu’il vient le visiter. Inexorablement, l’absence de l’un anémie la présence de l’autre. L’humain cherche souvent à revivre un temps révolu alors qu’il est parfois plus simple de s’inventer un ailleurs où le désir, substitué aux doutes, serait distillé au compte goutte.

La transfusion des sentiments

Tout au long de son œuvre, Chéreau n’a jamais cessé de sonder les corps, les vivants comme les morts, pour faire parler les maux sourds, enfouis dans les tréfonds du subconscient (Ceux qui m’aiment prendront le train en 1998, Intimité en 2001). Ceux en santé, nus et enlacés des deux amants gourmands se confrontent alors à celui décharné de Thomas dans sa lourde et lente dégradation (cicatrice nécrosée et pourrissement du corps). Il se retrouve las de se faire manipuler, malléable comme une vulgaire boule de pâte à modeler capable de prendre la forme qu’on veut bien lui donner. Ainsi, la vie abandonne inexorablement son corps qu’il lave à l’occasion comme on lave ses pêchés, perméable aux émotions comme aux rayons du soleil qu’il tente inlassablement de capter. En témoigne cette scène où, assis sur le rebord du lit, il fait dos aux infirmières dans l’ombre, le visage baignant dans la lumière avec l’espoir d’un répit, d’un sursis, tel une plante esseulée par son jardinier. Dans cette dure réalité pourtant naturelle, la funeste nudité nous rappelle qu’on est bien peu de choses. L’homme face à la nature, le corps nu de Thomas face à la mer, fatigué de se battre, tout simplement. Luc n’a jamais vraiment commencé. Dès lors, son frère l’aidera à sortir de l’ombre dans laquelle il s’est lui-même laissé enfermé.

Avec des décors et des corps élimés par la vie, le film tourné en format DV pénètre en nous, usant de force et de lenteur pour diffuser un implacable mais salutaire message d’amour. Cette caméra à l’épaule, documentarisant la photo, apporte de la turbulence aux états d’âme et aux afflictions des personnages qui transfusent leurs sentiments dans les grandes artères de la vie. Puis le temps se suspend. Un air lancinant se fait entendre, celui de Sleep porté par la voix profonde de Marianne Faithfull qui susurre à nos oreilles « ash to ash, dust to dust ». Et là, vient s’infiltrer sous notre peau et dans nos chairs, ce doux frisson qui vous prend et vous soulage de ces choses dont vous ne soupçonniez même pas l’existence. Tout semble naturel. Puis rien. Pas un  bruit. À peine celui des mouettes sur le bord de mer. Le spectateur peut désormais souffler, tout comme les personnages, tout comme le vent sur la côte Atlantique.

Durée : 1h35

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