France, 2019
★★★1/2
En compétition officielle au festival de Cannes 2019 et sept fois nommé à la (déplorable) cérémonie des Césars 2020, le film repartira avec le prix du meilleur acteur pour Roschdy Zem.
Roubaix, une lumière se range dans la catégorie des drames policiers ou du polar social. Mettant en scène Louis Coterelle (Antoine Reinartz), un jeune policier qui arrive au commissariat central de Roubaix, dirigé par Daoud (Roschdy Zem), un homme toujours calme qui est né et a toujours vécu dans cette ville, il en connaît tous les recoins et les habitants. La suite divulgache : quelques affaires se succèdent donnant un panoramique de l’état de la ville et du travail de policier mais aussi des enjeux sociaux (le viol d’une adolescente dans le métro, une fugue ou encore un homme accusant des djihadistes de l’avoir attaqué quand il s’agit d’une simple tentative d’arnaque à l’assurance). L’après-midi de Noël, Louis intervient sur le cas d’un incendie dans la maison d’une courée. Il interroge un couple de voisines, Claude et Marie (Léa Seydoux et Sara Forestier), effrayées, elles refusent d’abord de parler par peur de représailles avant de se rendre au commissariat pour identifier deux suspects. L’enquête piétine et ne donne rien, tous ont un alibi. Peu de temps après, le cadavre d’une octogénaire est retrouvé étranglé dans une autre maison de la même courée, cette fois le commissaire accompagne Louis sur les lieux pour rapidement comprendre que les deux voisines sont probablement doublement coupables. Le reste du film retrace l’obtention des aveux, d’abord vagues puis de plus en plus précis jusqu’à la reconstitution de la scène de meurtre.

Le film est l’adaptation du documentaire méconnu de Mosco Boucault, tourné en 2002 et diffusé en 2008, Roubaix, commissariat central. Affaires courantes. Le documentaire est crédité au générique de fin de Roubaix, une lumière, ce dernier se présente d’ailleurs comme un film « dirigé par Arnaud Desplechin ». Le cinéaste ne s’approprie pas l’histoire mais fait l’adaptation d’un documentaire qui capte l’interrogatoire et les aveux des deux femmes. Quelques noms et faits mineurs sont changés, pour le reste, les témoignages et les dires des femmes sont scrupuleusement respectés pratiquement au mot près par les acteurs. Le cinéaste avait déjà opéré de la sorte en adaptant fidèlement les entretiens de l’ethnopsychanalyste Georges Devereux (joué par Mathieu Amalric) avec un amérindien vétéran de la Seconde Guerre (Benicio del Toro), dans Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines) (2013).

On comprend qu’Arnaud Desplechin se soit intéressé à ce fait divers et au film de Boucault pour tirer la couverture à lui. Pour son douzième long-métrage, une fois n’est pas coutume, les faits se déroulent à Roubaix à Noël, la ville (natale) revendiquée de pratiquement tous ses précédents films et une période de l’année qu’affectionnait déjà le cinéaste dans son formidable et très abouti Un conte de Noël (2008). Le titre, Roubaix, une lumière souligne la nécessité de situer la narration dans cette ville du Nord de la France, et la lumière, celle des décorations de Noël que l’on finit par décrocher au moment où l’enquête se dénoue, mais aussi la lumière bleue de la police qui parcourt les rues. Si l’on ne voit pas de gyrophares, toute la subtilité de cette lumière est dans la couleur bleue qui habite le film à chaque plan, dans les moindres détails des décors et jusqu’aux yeux des personnages.

Parmi les éléments signature du réalisateur, outre des personnages fumeurs, on retrouvera fugacement l’emploi d’une voix narrative, celle du lieutenant Louis. Ce dernier lisant tout haut le journal intime qu’il s’emploie à rédiger, c’est là un autre élément cher au cinéaste que celui de l’exploration filmique de l’écriture épistolaire à l’écran (en même temps qu’un hommage à François Truffaut avec Les deux anglaises et le continent (1971)). On implante également dans la narration, une haine familiale ancestrale dont on a perdu ou oublié l’origine et qui ne trouvera ni sa cause ni sa résolution dans l’histoire (à l’instar d’Un Conte de Noël et de Rois et Reine (2004)). Également reconnaissables entre tous, des noms familiers déjà usités dans ses films précédents tels que Coterelle (Nora Coterelle dans Rois et Reine) ou encore Kovalki (nom d’un faux ennemi déjà employé à même escient dans Trois souvenirs de ma jeunesse (2015)). Toutefois, le cinéaste, contrairement à son habitude, fait appel à un casting inédit, aucune tête connue et redondante déjà présente dans ses autres films cette fois, presque à regret.

Les personnages ont moins d’épaisseur qu’à l’accoutumée malgré les tentatives du cinéaste de les rendre profonds : un lieutenant catholique, raffiné avec son écharpe imprimé cachemire, en proie au doute, qui lit Pascal (Les Pensées), et Lévinas (Éthique et infini ); un commissaire d’un calme inébranlable, insomniaque et parieur, davantage passionné par les chevaux que par les courses elles-mêmes. Des éléments dispersés çà et là pour nourrir la fiction, mais l’on peut s’interroger à l’origine sur l’intérêt de faire rejouer l’interrogatoire documentaire par des acteurs. On comprend bien que ce qui a interloqué Arnaud Desplechin, fin dialoguiste, est un intérêt tout langagier pour ces personnages de toutes classes sociales, issus ou non de l’immigration. Le film explore avec gourmandise le parler jeune ou « langage des banlieues » (cité ainsi dans le film), propice à une créativité et une souplesse lexicale infinie et déroutante (« espèce de trompette, va ! » pour désigner « une balance »). Un désir assumé d’emprunter ce langage que l’on entend dans les rues pour le transposer à l’écran en lui réservant le même traitement qu’à la grande littérature. Desplechin est réputé pour faire coller la diction de ses acteurs à la virgule près au scénario. Aucune place au hasard ou à l’improvisation dans les intonations, les accents, les articulations et les liaisons verbales, autant de prises que nécessaire auront lieu pour obtenir le résultat langagier escompté. Le travail de direction d’acteurs en cela, est toujours aussi remarquable (Sara Forestier tout spécifiquement, par ailleurs nominée au César de la meilleure actrice dans un second rôle). Et d’acteurs, parlons-en, ou plutôt d’actrices : dans les films d’Arnaud Desplechin, ce sont les rôles féminins qui font avancer l’histoire, des rôles puissants, complexes, qui portent l’histoire sans jamais tomber dans aucun cliché ou stéréotype. Léa Seydoux et Sara Forestier, couple jusque-là inexploité à l’écran, l’une mère célibataire alcoolique avec un puissant ascendant psychologique sur sa compagne Marie, « qu’elle ne sait pas aimer »; l’autre en fille fracassée par la vie qui avouera la vérité du crime dans l’espoir de rester avec Claude en prison, de ne pas en être séparée.
Film social et film d’époque, sans être le plus mémorable ni représentatif du cinéma Arnaud Desplechin, certaines des grandes qualités qui sont les siennes sont présentes : la mise en scène et la direction d’acteur. Dommage que le scénario ne soit pas original mais il aura le mérite de faire remonter à la surface le documentaire de Mosco Boucault, bijou oublié.
Durée : 1h59