Japon, 2006
★★★ 1/2
Paprika est l’un des rares films au Panthéon du cinéaste d’animation Satoshi Kon. Décédé d’un cancer en 2010, à l’âge de 46 ans, l’artiste japonais aura mené neuf films et séries animés (et donné son nom à un prix de meilleur film d’animation à Fantasia). Certains de ces noms, tels que Perfect Blue, Tokyo Godfathers et Jojo’s Bizarre Adventure ont encore une forte résonnance à ce jour. L’héritage qu’il laisse derrière lui est mystérieux, cryptique, mais maintient quelque chose d’envoûtant et presque mystique.
Paprika est, en bonne et due forme, le dernier long-métrage de Satoshi Kon. Celui-ci préserve la réputation du réalisateur encore à ce jour en matière de qualité d’animation. Dans une intrigue des plus implicite, une équipe de chercheurs a développé une machine qui permet d’enregistrer sous forme audiovisuelle, et même de visiter les rêves d’autrui. Cela vient toutefois avec la possibilité que les rêves des différents individus impliqués fusionnent. La tête de recherche du projet, le Dr. Chiba Atsuko, incarne son alter ego dans le monde onirique, Paprika. Celle-ci lui permet également d’exercer une discipline non loin de la psychanalyse tout en maintenant le statu quo dans l’univers du rêve. Le tout en secret. Évidemment, cette technologie est prisée par les géants des industries qui veulent utiliser son potentiel pour implanter des idées dans le subconscient du monde. Le film donne d’ailleurs à voir certaines personnes s’étant fait implanter un DC Mini (Dream Catcher) de gré ou de force et qui sont donc sujettes à vivre dans un état de rêve constant et sous la vulnérabilité des idées des plus puissants. Ce qui relève presque du mythe dans Inception est ici une évidence scientifique aux capacités dangereuses.
Au premier abord, le monde du rêve et le réel sont séparés par une ligne très fine. L’un et l’autre se parasitent mutuellement et les frontières se perdent. Le montage alterné ne fait que nourrir cette ambivalence. Cependant, dans un monde dans lequel le rêve devient une expérience collective, celui-ci devient le catalyseur de l’excès humain. Ainsi, la société de consommation et l’avarice s’y reconnaissent rapidement dans une accumulation qui joint capitalisme, perversion et ascension sociale et spirituelle jusqu’à atteindre les pensées les plus sombres et occultes de la société. Cet univers devient presque évocateur des univers vidéoludiques MMORPG et des sites de chat d’hier et d’aujourd’hui, dans lesquels les utilisateurs cohabitent un continent nuageux. Ce dernier leur permet d’incarner un avatar, être autre chose, d’échapper au réel et à leur propre limitation. De se choisir soi sans aucune contrainte, comme le permet le dreamworld de Paprika. Cependant, c’est aussi avec la disparition de ces mêmes contraintes qu’arrive la décadence déjà évoquée. Un autre exemple de ce type d’univers serait apparent dans le film GAMER.
L’alter ego devient donc un aspect important de Paprika. Que ce soit à cause des limitations personnelles ou des normes sociales, il incarne tout ce que le Dr. Chiba n’est pas et ne peut pas être. Bien qu’elle agisse en secret, la protagoniste devient elle-même hantée dans le réel par son double onirique admiré de tous. Cette brume entre le réel et le rêve sait également avoir des répercussions plus positives. Un des clients de Paprika, un enquêteur hanté par l’échec de son dernier cas, arrive à faire face à ce traumatisme dans une rétrospection, à trouver le coupable du crime, et même vivre et réaliser son rêve de jeunesse qui était de faire des films. Il en revient plus grand et prêt à avancer.
Le rêve s’effondre quand le réel y occupe une place trop grande et Paprika ne fait pas exception à la règle. Les personnages tentent tant bien que mal d’éluder le fond de leur être ou d’oublier qui ils sont dans le réel, mais ne peuvent y échapper. Le film porte l’étendard d’un propos très humaniste dans son fond et sa forme. Celui-ci dénonce la mort de la philosophie et sa défaite dans son incapacité à suivre la technologie, déplorant l’incapacité humaine à être à la hauteur de ses propres découvertes et inventions. Également, bien que dans le long-métrage, la technologie entre figurativement, et parfois littéralement, dans la tête des gens, on peut y lire un avertissement face à la place envahissante de la culture internet et de la pêche d’informations des géants du web, revendues aux publicistes qui essayent « d’entrer » dans la tête des gens pour y « implanter » des idées et des besoins.
La dimension méta, référentielle et même autoréférentielle de Paprika ne témoigne que modestement de l’amour que Satoshi Kon portait pour le Cinéma et son travail. Il y célèbre son art, son œuvre et l’enseigne au spectateur. Paprika et son créateur laissent des images qui restent et hantent. Bien que cela fasse bientôt 12 ans, le dernier projet de l’artiste, Dreaming Machine, est encore en statut de production. Le studio ainsi que l’actuel propriétaire des droits du film tentent tant bien que mal de monnayer le film afin de le réaliser à la grandeur de la vision de son créateur.
Bande-annonce :
Durée : 1h30
Crédit photos : Sony Pictures Classics