Algérie, 2019
Note : ★★★★
Présenté au dernier Festival de Cannes dans la catégorie Un certain regard, le premier film de Mounia Meddour, Papicha fait partie de ces œuvres capables d’offrir plus que de simples promesses inhérentes à son sujet.
Alors que la guerre civile d’Algérie s’intensifie au milieu des années 90, Nedjma (saisissante Lyna Khoudri) n’a d’yeux que pour ses robes qu’elle crée et revend dans les toilettes des clubs d’Alger à ses sœurs d’armes. Refusant de quitter leur terre natale, elles luttent au quotidien pour préserver leur liberté d’être et de penser face à l’emprise patriarcale qui n’a de cesse de les opprimer. Ensemble, elles vont devoir relever un défi de taille en organisant un défilé de mode controversé dans l’enceinte de leur faculté. Pour ce faire, il leur faudra tenir tête aux extrémistes religieux qui estiment à tort l’idéologie islamiste cousue de fil blanc, bien qu’elle soit montée en épingle à l’aide d’un tissu de mensonges. Inspiré de faits réels, le film retrace alors le combat de ces femmes portraiturées avec force, délicatesse et conviction.
1991. L’Algérie, terre de contrastes, rentre dans une période communément appelée la décennie noire en raison des conflits opposant le gouvernement algérien à plusieurs groupes islamistes armés. Même si au départ les assassinats visent une certaine partie de la population (artistes, journalistes, ouvriers, imams), les premières victimes de ce fondamentalisme se révèlent bien souvent être des femmes, en particulier celles qui ne se voilent pas. En 1997, les massacres atteignent leur paroxysme à Raïs et Bentalha, forçant bon nombre de gens à émigrer. Il faudra attendre la nomination d’Abdelaziz Bouteflika à la tête de la présidence en 1999 pour que le conflit s’arrête, grâce aux lois amnistiant les combattants du GIA (Groupe Islamiste Armé) et les militaires faisant montre de violence. Néanmoins, il fut difficile d’entamer un vrai travail de mémoire considérant l’arrivée tardive d’internet qui empêcha les générations de l’époque de se tenir au courant de tous les événements. Au vu du chiffre alarmant des victimes (plus de 200 000), on est en mesure d’affirmer que ces folies meurtrières ont activement participé au changement notoire de la situation politique du pays. Symbole d’un renouveau, Mounia Meddour fait partie de ces cinéastes prêtes à faire la lumière sur les heures sombres de cette décennie noire encore douloureuse. Issue du documentaire, elle a d’ailleurs réalisé, juste avant Papicha, un moyen métrage sur les réalisateurs de sa génération traumatisés par ce conflit entre islamistes et forces armées (Cinéma algérien : un nouveau souffle, 2011). À l’instar de nombreux civils et compatriotes touchés par ces hécatombes humaines, il lui fût difficile de comprendre l’absurdité de cette guerre qu’elle dépeint très bien dès le début du film.
À la nuit tombée, Nedjma et son amie Wassila (Shirine Boutella) sortent discrètement par la fenêtre de leur chambre estudiantine. Elles n’ont commis aucune effraction, perpétré aucun délit et pourtant, elles doivent faire le mur pour pouvoir aller danser dans un club branché de la ville. Ce mur, c’est celui de la haine, érigé par des extrémistes à l’encontre du corps des femmes. Des plans rapprochés sur les pieds des fugitives soulignent le risque de leurs actes qui au moindre faux pas, à la moindre imprudence, peuvent les conduire à leur perte. Une fois la symbolique du mur franchi, elles peuvent désormais briser le joug du diktat islamiste en laissant libre cours à leur personnalité. C’est alors dans un plan large sublime qu’on les voit quitter la pénombre de leur prison universitaire pour rejoindre un taxi éclairé d’une étincelante lumière. Elle s’y changent à même la banquette arrière, dans un montage cut qui met en exergue les interdits liés à une féminité dépréciée. Les hoodies et autres jeans du campus font dorénavant place aux robes de soirées, dévoilant de belles et longues jambes nues jusqu’alors cachées. Avec une désinvolture affichée, elles se maquillent entre elles et s’accessoirisent, tout en choisissant une musique sur laquelle elles chantent la fenêtre ouverte et les cheveux au vent. Rupture de ton. Le taxi se fait arrêter par des forces antiterroristes appelées « ninjas ». La peur se lit sur les visages qui ont à peine eu le temps d’être couverts d’un voile.
Papicha, chapeau bas, bague au doigt, doigt d’honneur, heure de gloire
Il a fallu user de patience et de discernement pour rendre compte le plus fidèlement possible des préjudices causés par l’obscurantisme religieux, un sujet encore tabou dans la conscience collective algérienne. C’est ainsi, au plus près de l’action et de ses souvenirs que la réalisatrice a su montrer la souffrance de ces femmes rudoyées pour les réhabiliter. Pour mettre en image ces douleurs de guerre, quelle couleur mieux que le rouge pouvait rendre compte de la complexité du trauma ? Le rouge du générique d’ouverture, celui des règles et du sang sur les têtes, le rouge des rues d’Alger et de la rose préférée de la sœur de Nedjma. Mais surtout le rouge de la lumière sur les visages, celui de l’interdit et du danger, de la féminité et des passions. Un rouge à l’audace généreuse.
Également coscénariste du film, Mounia Meddour n’a pas cherché à questionner l’origine du mouvement islamiste, encore moins son emprise présente bien avant les années 90 (arrestations arbitraires). Il lui importait plus de dénoncer les conséquences de cet intégrisme sur les habitudes journalières des femmes qui se sont dégradées avec la montée du FIS (Front Islamique du Salut). L’horreur du quotidien ? C’est passer en taxi devant la vidéothèque du quartier qui vient d’exploser, regarder la télé et ne pas être en mesure de discerner la fiction de la réalité. Ce sont les impacts de balles sur les murs blancs dont la lumière du soleil peine à éclairer les quelques zones d’ombre d’un passé sombre. C’est voir son professeur se faire cagouler et emmener de force par une milice féminine en niqab, accusé d’avoir perverti des jeunes filles pour leur avoir donné des cours de français. Très bien montrée dans le film, la peur est à chaque coin de rue, des affiches placardées sur les murs aux tracts distribués dans les bus, favorisant un climat de tensions pour mieux contrôler le corps des femmes.
« Ma sœur ton visage nous est cher, prends en soin sinon on s’en charge ».
À ce moment là, les algériennes doivent lutter contre l’idéologie islamiste et le code de la famille établis en faveur de l’homme. Impuissant, le spectateur assiste alors à la déliquescence d’une société gangrénée par l’iniquité d’une masculinité hégémonique.
« C’est moi maintenant ta vie ».
Cette phrase prononcée par Medhi à l’encontre de Nedjma résume bien toute la suffisance à laquelle bon nombre d’hommes se livrent envers les femmes. Son obstination à ne pas vouloir comprendre son envie de rester en Algérie, lui confère une arrogance qui le condamne à vivre seul ou malheureux. Il veut aller en France pour construire leur avenir alors qu’elle ne voit pas de raison de partir pour le faire. Elle se refuse à être enfermée dans une cage dorée où ses gestes seront limités, où seules ses pensées lui permettront de s’évader. Sa désinvolture affichée est à l’image du pays auquel elle a dû s’adapter pour survivre. Elle ne porte pas le hijab pour provoquer mais parce qu’elle ne se sent tout simplement pas concernée par le message véhiculé. Néanmoins, elle ne rejette pas en bloc toutes les traditions, juste celles qui portent atteinte à l’intégrité d’une personne. Lorsqu’elle perdra un proche, elle lui rendra hommage selon les rites funéraires musulmans. On pratique une toilette purificatrice car le corps du défunt est considéré impur au moment de la mort. On prête une attention particulière à ses mains, paumes tendues vers le haut ou croisées sur la poitrine, on le parfume et l’enveloppe dans un linceul blanc.
Mais là encore, en Algérie, seuls les hommes peuvent assister aux funérailles, de peur que l’émotivité des femmes ne vienne perturber la sobriété de mise pour honorer le souvenir de l’être aimé. Coupées de leurs émotions, elles n’ont pas la possibilité de vivre le deuil de leurs proches convenablement. De fait, toutes ces montagnes russes émotionnelles ne font que rapprocher ces femmes dans un élan de soutien, d’entraide et de protection. On prend soin l’une de l’autre, on se maquille, on s’épile (clin d’œil au Caramel de Nadine Labaki, 2007), mais surtout, on est à l’écoute du corps de l’autre pour le pire et pour le meilleur. La scène où Samira (un des membres du groupe de filles) est prise en charge par ses amies témoigne parfaitement de cet état d’esprit. On lui lave les cheveux puis les mains, rappelant les rites mortuaires où l’on honore et respecte le corps de son prochain. On partage tout jusque dans la douleur, surtout dans la douleur. Mais elles n’abandonnent pas leur sens de l’humour pour autant. On pense à la scène où Samira fait tomber le voile pour entonner les couplets de Benny B « Mais vous êtes fous » qu’elle connaît par cœur.
S’instruire pour ne pas nuire.
L’islamisme contrôle jusqu’à l’éducation des femmes. Les jeunes étudiantes ont un couvre-feu imposé à 18h après quoi les portes des bâtiments universitaires se referment sur elles comme un piège sur sa proie. Un mur est même construit tout autour de la bâtisse. De plus, on leur met du bromure dans leur lait à leur insu, un anaphrodisiaque censé calmer leurs ardeurs et pensées sexuelles avec à la clef, des risques d’intoxication alimentaire comme effets secondaires. Certes, il leur est permis d’étudier et de travailler, mais pour ce faire, il leur faut être assujetties aux valeurs de l’islam qui vont souvent à l’encontre de leur liberté. Comment se sentir libre quand ses pensées sont emmurées, quand l’avenir est de se marier et de passer son temps à laver ou faire à manger ? En toute légitimité, elles vont devoir s’armer de patience pour faire valoir leurs droits, toujours soumises au bon vouloir d’une doctrine plus que douteuse. On leur met dans la tête que se réunir le vendredi c’est pêché, car se rassembler, quelque part c’est résister. Dans un terrifiant moment de vérité, la principale de l’école (touchante Nadia Kaci vue dans Lola Pater de Nadir Moknèche) leur suggère de faire bouger les choses par elles-mêmes si la situation leur déplaît, partagée entre sa condition de femme et son rôle de directrice de devoir protéger ses élèves du monde extérieur (elle va jusqu’à débrancher la télé).
Très rapidement, les femmes comprennent qu’il leur faut s’unir pour affronter l’ennemi. Les islamistes veulent cacher le corps des femmes que Nedjma prend plaisir à dévoiler lors de son défilé. Bravant les interdits, l’obsession de la jeune fille pour la mode se retrouve là, dans cette volonté de résister, préférant plier l’haïk plutôt que se plier face à l’adversité. Composé à 50% de laine et 50 % de soie, la couleur blanche du tissu lui confère une symbolique très forte, utilisé comme subterfuge par les femmes pour cacher des armes durant la guerre. En outre, les filles se mettent à jouer au soccer pour enrayer les stéréotypes véhiculés par ce sport ségrégationniste et réaffirmer leur envie de se réapproprier ce qui leur a été enlevé, dans un travail rappelant Offside de Jafar Panahi, (2006). Néanmoins, il est important de préciser qu’à aucun moment la réalisatrice ne fait montre de véhémence envers les hommes. C’est l’idéologie islamiste cachée derrière qu’elle dénonce. Rappelons que certaines femmes sont aussi endoctrinées, notamment dans des mosquées, suffisant à mettre à mal plusieurs générations.
Cherchant à préserver l’authenticité des faits, il était inconcevable pour la metteuse en scène de tourner ailleurs qu’à Alger, berceau de son enfance. Entremêlant réalité et fiction, elle a su tirer parti du meilleur de la ville, de la casbah au particularisme culturel du françarabe, ce dialecte spécifique de la ville blanche qui mélangent, avec un certain charme, les idiomes français et arabes. C’est d’ailleurs de là que vient le mot « papicha », désignant ces jolies jeunes filles coquettes et libérées de toute contrainte morale.
Si la cinéaste a choisi de faire un portrait de femmes modernes, résonnant avec la révolution du sourire actuelle, c’est parce qu’elle souhaitait rendre hommage à ces résistantes débordantes de courage. De fait, elle filme ses actrices en gros plan (mains, yeux) avec un besoin viscéral de sublimer l’intime et révéler l’indicible. L’angle de sa caméra épouse le point de vue de Nedjma en accompagnant ses mouvements, ses envies et ses pensées, pour mieux sonder son intériorité afin d’apprivoiser cette force qui la caractérise. En cours de français ou dans sa chambre à coucher, elle est toujours en train de dessiner des croquis. Obsédée par la mode, c’est un personnage solaire et frondeur qui prend la parole sans attendre qu’on la lui donne. Elle n’en a que faire des contingences et préfère mener sa vie comme elle l’entend, croquant la vie à pleines dents, sans toujours savoir comment manger proprement (beignets de sa mère). Pour incarner l’impudence de ce personnage démiurge, Mounia Meddour a rapidement jeté son dévolu sur Lyna Khoudry, une jeune algéroise ayant très vite compris les enjeux du film qui faisaient écho à son parcours personnel. Forcée de quitter l’Algérie pour sa sécurité, elle a connu un exil semblable à celui de la réalisatrice qui ne s’y est pas trompée en la choisissant, au vu du succès rencontré par le film au festival d’Angoulême : prix de la meilleure actrice, du meilleur scénario et du public. Un signe prémonitoire pour celle qui brille sous les traits de Nedjma, un prénom signifiant « étoile » en arabe.
Le 21 septembre dernier, l’avant première de Papicha à Alger a été annulée sans que l’équipe du film n’ait reçu la moindre explication. Aucune date de sortie en salles n’est prévue pour le moment en Algérie mais la bonne nouvelle, c’est que l’académie des Oscars a accordé une dérogation au film afin qu’il représente l’Algérie lors de la cérémonie. Elle est là, la force du cinéma, de pouvoir de temps à autre offrir, au-delà du simple divertissement, une réflexion sur le genre humain. L’humain qui préfère tuer plutôt que de tendre la main. Le film n’est alors pas pour tous les cœurs, habité par cette insidieuse horreur du quotidien. Mounia Meddour nous livre un portrait sans fard et sans pléthore d’émotions, avec la délicatesse et la sagesse des grands. Une lettre d’amour à toutes ces femmes algériennes dont Nedjma, Wassila, Samira, Linda et les autres sont les parfaites ambassadrices. D’une rare sincérité émotionnelle, Papicha secoue et nous remue les tripes. Puis le calme revient. Notre chemin croise celui de ces femmes qui scrutent la mer à la recherche d’un signe à l’horizon. Empreint d’une tendresse immense, leur regard est terriblement dur à affronter compte tenu de l’âpreté du monde impassible à leur égard. Il y a encore tout à faire, mais pour y arriver, il faut commencer par arrêter de se taire. Nedjma finit par planter un rosier rouge pour honorer la mémoire de sa sœur. Cette graine qui sème le doute dans la tête des hommes, c’est celle de l’espoir dans le cœur des femmes.
Durée : 1h45