Production Franco-danoise-norvégienne, 2015
Note: ★★★ 1/2
Réalisateur d’Oslo, 31 août, le Norvégien Joachim Trier nous revient avec Louder than bombs, un film aux accents graves mais teintés d’espoir.
Déjà trois ans que la reporter et photographe de guerre Isabelle Reed (Isabelle Huppert) est décédée dans un accident de la route. Trois ans que son mari Gene (Gabriel Byrne) essaie, tant bien que mal, de préserver un lien avec leurs deux fils Jonah et Conrad. Mais à l’approche de la parution d’un article sur les réelles causes de la mort d’Isabelle, la famille va devoir se recomposer pour panser les plaies d’un passé douloureux, jamais cicatrisé.
Jonah (Jesse Eisenberg) a quitté la maison familiale pour exercer le métier de professeur. Il est depuis peu papa d’une petite fille prénommée Isabelle, en souvenir de sa grand-mère. Vie plutôt rangée au côté de sa femme Amy, chaque chose semble avoir été méticuleusement pensée et organisée, la gestion de ses émotions ne dérogeant pas à la règle. C’est dans le rôle du fils parfait qu’il s’en vient tout bonnement aider son père à faire du tri dans le bureau de sa mère dont il se sentait très proche, le plus proche. Pourtant, à mesure que ses efforts de recherche progressent, l’image sacro-sainte de cette dernière que le deuil a enjolivée est ternie. Tout le fondement de son éducation et de ses croyances les plus profondes volent alors en éclat.
Conrad, lui, se terre dans un mutisme qui rend toute conversation avec son père difficile et absconse. Par son silence, il impute obstinément à ce dernier la responsabilité de la disparition de sa mère. Souffrant de son absence, il porte en lui les stigmates du deuil qui en font un être replié sur lui-même, voire asocial, notamment avec ses camarades de classe. Loin des clichés des garçons arborant fièrement leur varsity jacket, le jeune homme a ses écouteurs rivés aux oreilles. Ils le maintiennent dans un monde aseptisé, coupé de la réalité où il lui est délicat d’affirmer sa personnalité. De fait, c’est par le biais des jeux vidéos qu’il s’invente des armes pour mieux affronter la vie. À l’image des pantoufles qu’il enfile dans un rêve, il endosse le costume de nouveaux personnages qu’il crée, au gré de ses désirs et de ses besoins, dans un univers qui le rassure et le réconforte. En père aimant et soucieux du bien-être de son garçon, Gene s’inquiète. Il le suit et va même jusqu’à se créer un avatar afin de se rapprocher de lui et de pouvoir enfin le regarder dans les yeux malgré l’écran qui les sépare. Il n’a eu de cesse que de protéger Conrad de la vérité sur les circonstances réelles de la mort de sa mère. Mais en infantilisant son fils, il a rompu toute forme de communication possible entre eu, ne laissant place qu’à de la provocation et du rejet.
La grande force du film réside dans une construction narrative riche et complexe qui parfois répète une scène pour nous donner à voir du point de vue de chacun. Jamais le réalisateur ne juge ses personnages. Pas plus le père intrusif dans la vie de son enfant que le fils vivant dans le déni et rejetant tout en bloc. Il pose également la question de la perception du deuil au sein d’une même fratrie. C’est d’ailleurs pour cela que les deux frères sont présentés comme deux êtres que tout oppose, deux bombes à retardement dont la dépression s’inverse en bout de ligne. En effet, dès la scène d’ouverture, le réalisateur se plaît à faire le jour sur les zones d’ombre du personnage de Jonah en cassant cette image du fils bien sous tous rapports avec l’apparition de son ancienne petite amie, Erin (Rachel Brosnahan). À l’inverse, il tend à humaniser son cadet qui vivait cloîtré en lui confiant la rédaction cathartique d’un journal comme échappatoire. Il nous laisse alors entrevoir une adolescence promise à des déconvenues attendues et banales propres à son âge (l’amour sera le détonateur qui le sortira de sa torpeur).
Si un effort est à noter dans l’écriture, la facture visuelle et sonore n’est pas en reste. Un rythme lent qui s’installe, une caméra qui prend le temps de se faufiler dans les méandres des souvenirs des personnages par l’entremise d’un regard, d’une attention. Mais aussi un montage qui prend à la gorge comme beaucoup de ces plans cadrés serrés sur les visages, renvoyant au format des clichés pris par Isabelle. En outre, le travail très présent du son se fait lourd, conférant au film un caractère suffocant, oppressant, très proche du mal être de Conrad.
Suite aux attentats de novembre dernier en France, le film s’est vu rebaptisé Back home. Il fait référence au décalage que l’on éprouve au retour d’une mission sur le terrain, lorsqu’on est photographe de guerre, au réajustement familial et professionnel auquel on doit faire face. La présentation d’Isabelle par des images saisissantes de réalisme, sous forme de documentaire, nous aide ainsi à rentrer dans le vif du sujet, à cerner le personnage et l’investissement qu’elle déploie dans son métier au détriment, sans doute, de sa vie de famille.
Louder than bombs n’est pas un film de guerre, si ce n’est celle que l’on mène parfois au sein de sa propre famille. C’est un film sur le pardon, l’abandon et le laisser-aller. Un film sur les sacrifices d’un père qui aime inconditionnellement ses enfants, les turpitudes du mensonge et leurs conséquences. Subrepticement, le film s’immisce dans la dyke de ses personnages, les sonde pour en extraire des scènes poétiques visuellement abouties qui continuent de résonner en nous au sortir de la salle. Si Joachim Trier est revenu bredouille au dernier Festival de Cannes, soyez sûr que le spectateur, lui, ressort de la projection plutôt gagnant.