50 ans plus tard, Le Mépris de Jean-Luc Godard n’a pas pris une ride, toujours d’actualité dans sa forme et son propos.
Il y a deux films dans Le Mépris, un mélodrame amoureux et une réflexion sur le cinéma, sur celui d’hier, d’aujourd’hui et de demain. L’un des films charnières du cinéma moderne, Voyage en Italie de Roberto Rossellini, avait beaucoup impressionné Godard et ses comparses des Cahiers du Cinéma lors de sa sortie en 1954. La partie mélodrame du Mépris est grandement inspirée par le film de Rossellini, il tente de montrer un moment clair dans la vie d’un couple, celui où les amoureux cessent de s’aimer.
Camille, qu’interprète Brigitte Bardot, semble grandement impressionnée par l’art, tout comme Katherine (Ingrid Bergman) dans le film de Rosselini. L’art statuaire est omniprésent chez Godard, ce sont les dieux, les héros et les divinités d’un temps passé qui regardent le monde d’en bas, un monde où le geste héroïque n’existe plus: un producteur américain tente de séduire une femme mariée et de réduire l’esprit créatif d’une génie; un scénariste pousse deux fois plutôt qu’une sa femme dans les bras de son futur patron dans le but de signer un contrat; bref, rien d’héroïque chez l’homme moderne.
Dans Le Mépris, Camille prend conscience de la vraie nature de son mari, l’appât du gain lui révèle une partie de lui qu’elle méprise. Paul Javal, son mari, est un auteur de roman policier qui rêve de théâtre, mais le gros cachet que lui offre un producteur américain lui fait changer ses priorités. A deux reprises, dans deux scènes qui sont parmi les plus marquantes du film, Paul pousse sa femme dans les bras de Prokosch. Une première fois, il insiste pour qu’elle embarque dans la voiture de Prokosch, préférant les laisser seul et lui se contentant de marcher seul dans les rues de Cinecitta, qui ont une allure fantomatique. Puis, plus tard, alors qu’ils sont tous rendus à Capri, Paul insiste encore une fois pour que Camille parte en bateau avec Prokosch. Comme si le plus grand talent artistique que Paul possède pour être engagé sur la production est la beauté de sa femme. Entre ces deux scènes, il y a une incroyable scène de ménage entre Paul et Camille, elle dure au delà d’une demi-heure sur un film qui, dans son entièreté, fait 100 minutes. Godard y montre tout son talent «classique», son utilisation de la musique, des mouvements de caméra, ainsi qu’un jeu avec les couleurs et les décors, tout est joué et filmé à la perfection. Godard filme cette scène comme s’il mettait en scène une dispute qu’il aurait lui-même avec sa femme de l’époque. Michel Piccolo avec chapeau et cigare se godardise et Brigitte Bardot avec une perruque aux cheveux noirs devient la copie-conforme d’Anna Karina dans Vivre sa vie, la femme de Godard. Est-ce que Godard se rend compte en filmant cette scène qu’il a exploité Karina, comme Paul exploite Camille et que Karina commence à le mépriser? Peu importe la réponse, on sent qu’il se passe quelque chose de spécial chez le cinéaste. Ce qu’on en sait, c’est que jamais une musique mélodramatique n’aura eu une telle importance chez le cinéaste. Dans ce film, Godard dit adieu à un certain classique qu’il appréciait tant en tant que critique.
Godard, faisant un film sur le milieu du cinéma, se sert de presque chacun des plans pour y citer ou pour commenter un phénomène cinématographique. Un Cinecittà abandonné fait référence aux grands studios américains qui ont produit la plupart des films défendus par les hitchcocko-hawksiens des Cahiers du Cinéma. Jusqu’à Piccolo qui marche dans son appartement passant au travers d’une porte, permettant à Godard de nous parler de la facticité des décors. Un producteur américain tel que Prokosch, qui vient tourner une épopée en Italie tout comme Hollywood a envahi l’Italie dans les années 1950 pour y tourner des Péplums. Fritz Lang, réalisateur allemand exilé aux États-Unis, mais retournant en Italie pour un film, fait référence à d’innombrables cinéastes exilés qui ont suivi le même parcours; pensons au Hongrois Michael Curtiz qui, après une carrière hollywoodienne bien remplie, tourne en 1961 (deux ans avant Le Mépris) un film sur François D’Assise en Italie; ou au français Jacques Tourneur qui, après quelques chefs-d’œuvre américains, tournera en 1959 The Giant of Marathon une épopée grecque en Italie dans les studios de Cinecittà.
Godard nous donne également un cours d’histoire du cinéma, celui qu’il aime et qui est en train de mourir sous ses yeux. Godard nous parle aussi de celui qui est en train de naître, celui où un producteur est le seul maître à bord, même s’il doit piétiner les scénaristes et les réalisateurs. Si le producteur est excité de voir une belle femme nue dans un film, on va en mettre. Il faut porter une attention sur le splendide plan que Godard fait de Jack Palance, qui interprète Prokosch, quand celui-ci regarde le plan que Lang a fait d’une sirène. Cela résume assez bien la décadence vers laquelle Godard présume que le cinéma va se diriger. Godard parle également de l’économie du cinéma, celle qui permet d’acheter de l’immobilier plutôt que financer la création. A plusieurs reprises, Paul dit à Camille qu’avec son cachet, ils pourront payer leur maison, ce qui est prémonitoire de la célèbre phrase de Michael Caine à propos de Jaws 4: «I have never seen it, but by all accounts it is terrible. However, I have seen the house that it built, and it is terrific.» Faisons des films, peu importe leur qualité, tant que cela rapporte des sous.