La vie après la vie après la mort est un programme de quatre longs métrages internationaux coprésenté par le Cinéma Moderne et la revue 24 images. Cette sélection proposée par la cinéaste québécoise Miryam Charles est l’occasion de questionner la place des artistes afro descendants dans les écrans de cinéma, et leur sous-représentation autant d’un point de vue historique qu’actuel. À l’occasion de cette programmation disponible jusqu’au 11 janvier 2021 (à l’exception de Losing Ground jusqu’au 18 décembre), j’ai pu m’entretenir avec Miryam Charles autour des questions qui traversent ses films.
Samy Benammar : À l’issu d’une réflexion sur ton rapport au cinéma qui prend racine dans une volonté d’intégration et d’apprentissage de l’autre, qui s’accompagne d’un constat sur la sous représentation des afro ndescendants devant et derrière la caméra tu dis : “J’examine les statues érigées pour me demander qui sont nos héros. Le sont-ils réellement, des héros ? D’autres ont sonné l’alarme avant moi. Et d’autres que moi le font ence moment même. D’autres ont crié, ont créé avant moi.”. Ces autres que tu mentionnes dans la dernière phrase j’aimerais savoir à quel moment de ton parcours tu commences à t’y intéresser.
Miryam Charles : Je pense que c’est venu dans la vingtaine, au moment de mes études. J’ai étudié au cégep à Ahuntsic puis le cinéma à Concordia, où l’on apprenait l’histoire du cinéma, les grands maîtres : Tarkovsky, Godard, Bergman. Et puis, durant mes études, il a été mention de quelques cinéastes noirs américains comme Spike Lee, un peu de Charles Burnett, mais pas du tout de cinéma africain. Ça fait longtemps que j’ai étudié, peut-être que c’est différent maintenant. C’est par la Cinémathèque québécoise que j’ai découvert le cinéma africain à travers une rétrospective consacrée à Souleyman Cissé ainsi qu’à Ousmane Sembène. Ça m’a fait un choc, parce que je sentais que je racontais des histoires différemment des structures narratives classiques. Quand j’ai vu les premiers films d’Afrique ça m’a réconfortée en tant qu’artiste, je me suis dit « ok, on peut raconter les histoires d’une façon différente » et que je n’aurai pas de problème, aussi naïf que cela puisse sonner. Par la suite, j’ai fait des recherches autour des cinéastes noirs américains, français aussi que je ne connaissais alors pas du tout. C’est à ce moment-là que j’ai étudié en profondeur le cinéma dit “noir”, pour voir ce qui avait été fait avant moi, pour sentir les revendications mais aussi pour voir des histoires comme les autres. Tous les cinéastes ne sont pas dans une dynamique de revendication ethnique et ça m’a aussi réconfortée de voir qu’on pouvait raconter une histoire universelle même si tous les personnages sont noirs.
SB : Dans ce que tu dis, il y a d’une part le cinéma africain et un cinéma issu de l’immigration d’autre part. Est-ce qu’il existe pour toi une relation entre les deux, qu’elle soit personnelle dans ton expérience de ces corpus ou en termes de construction des récits ?
MC : Je pense que oui, même de manière inconsciente, j’identifie une filiation quand je vois ces films. En février, juste avant la pandémie, j’étais à un festival d’afro-descendants des Antilles. Il y avait des films de partout, des États-Unis, du Canada, des Antilles. Ces films étaient très diversifiés et, même si l’on voit peut-être ce qu’on veut voir, j’ai senti un lien entre nous tous dans notre façon de raconter nos histoires.
SB : Dans le programme il y a des films canadiens, des coproductions américaines, une forte présence new-yorkaise. Y a-t-il une situation similaire entre Montréal et un contexte plus étatsunien ?
MC : J’ai choisi les films pour ce qu’ils signifiaient pour moi. Par exemple, le film de Kathleen Collins est l’un des premiers longs métrages de fiction réalisé par une femme noire aux États-Unis. Il y en a eu d’autres, mais pas avec un tel succès. Pour moi, c’est un chef d’œuvre, mais je voulais aussi faire écho à un certain manque ici au Québec. J’ai cherché dans l’histoire du cinéma québécois un long-métrage de fiction réalisé par une femme noire qui aurait été distribué ou serait sorti en salles. Il y a quelques films indépendants réalisés avec zéro budget mais sinon il n’y a rien, ce qui est inquiétant puisqu’on est en 2020 et que cette histoire n’existe donc toujours pas. Je suis quand même quelqu’un de très optimiste mais ça m’inquiète beaucoup. Je sais que les choses peuvent changer, mais elles le font très lentement. Si je pense au nom du programme, “la vie après la vie après la mort”, c’était pour moi une façon de parler de la lutte pour l’égalité qui est encore présente en 2020 ; mais il y avait aussi l’idée de ce cycle qui se répète sans fin, parce que si on prend les considérations du film de Collins, on constate que beaucoup de problématiques ne sont pas encore réglées en 2020. Même s’il s’agit des États-Unis et d’une histoire différente de la nôtre. Cependant, il y a encore beaucoup de problèmes auxquels moi-même je peux m’identifier en tant que femme noire au Québec en 2020. C’est un cycle qui continue, qui se répète sans cesse, qui peut être triste ou tragique. Cela dit, il y a quelque chose de beau là-dedans, de savoir que de mon vivant il va y avoir des changements, même si tout ne sera pas réglé. Je sais que je vais mourir et qu’il y aura encore des problèmes pour mes enfants, pour les enfants de mes enfants. Ça me réconforte de savoir qu’après moi il y aura d’autres personnes qui vont créer et continuer, comme je l’écris dans le texte à « sonner l’alarme ». C’est ce qu’on fait en tant qu’artistes, nous n’avons pas le choix.
SB : L’épilogue d’une barque ouverte, série audio que tu as réalisée pour la plateforme Zoom Out, est empreinte d’énergie présente dans tout le programme. Celle-ci semble encourager une nouvelle génération de cinéastes, ce ne sont en effet pas seulement des films d’afro descendants mais aussi des films sur des artistes.
MC : Ça peut être épuisant d’être toujours dans un sentiment d’urgence. J’ai fait des discussions avec les cinéastes pour chacun des films. Comme Kathleen est décédée, j’ai fait l’entrevue avec sa fille qui connaît bien l’œuvre de sa mère. C’est elle qui a fait en sorte que le film soit restauré et qu’il ait un second souffle. Des fois, je me demande moi-même si je ne suis pas prise dans le piège de la cause, dans la mesure où tous mes films parlent un peu des effets de la colonisation. Je me demande si je ne suis pas un peu coincée là-dedans et si je ne peux pas sortir de ça. C’est un sentiment personnel dont j’ai parlé avec les artistes dans les discussions pour savoir si j’étais la seule à avoir le sentiment d’être coincée. Parce qu’on veut que ça change et si on veut que ça change il faut en parler, mais des fois j’aimerais faire une comédie romantique qui n’aborde pas ce sujet.
SB : J’ai trouvé ça flagrant dans les derniers mois où tu as été beaucoup sollicitée par différents médias et je trouve ça important qu’on ait une cinéaste comme toi qui produit des images intéressantes et qui peut aussi produire un discours mais c’est, en même temps, assez symptomatique d’une sous-représentation de voir les mêmes noms réapparaître.
MC : Oui, j’ai des amis cinéastes qui se font beaucoup solliciter maintenant alors qu’il y a quelques mois on était un peu laissés pour compte. C’est un peu symptomatique du moment, mais en même temps c’est important d’utiliser ces tribunes pour parler de ce qu’on vit. Je ne suis pas frustrée, je dis souvent que je revendique dans la joie et que ça ne sert à rien d’accuser les gens, personne n’écoute quand on accuse. C’est fait aussi dans l’amour, parce qu’on veut tous vivre dans une société ensemble sans inégalités. On revendique pour tout le monde, pas juste pour nous. Et plus les gens comprendront cette dynamique, plus la cause avancera.
SB : Pour en revenir aux films, tu mentionnais une manière de produire des narrations différentes, qu’on ressent fortement dans Losing Ground dont le ton est assez insaisissable, presque dérangeant, un équilibre décomplexé entre la comédie et le drame où le message critique n’écrase pas pour autant l’humour du film.
MC : Oui, on veut créer un dialogue et l’agression rend le dialogue impossible. J’ai l’impression que ces façons différentes de raconter, conscientes ou non, constituent une forme de rébellion face au système. Il y a l’histoire officielle et il y a les histoires multiples, chaque individu a sa façon de la vivre. Cette volonté de briser les normes, de refaire des narrations nouvelles, est pour moi une forme de rébellion.
SB : Ces narrations semblent tout de même s’ancrer dans ce qui les a précédé avec Jean of the Joneses qui a un côté très new-yorkais, un peu caricatural ou Losing Ground qui fait notamment une référence explicite à Le Mépris de Godard, même Black Cop a quelque chose d’un thriller psychologique très américain. Vois-tu une intention particulière dans cette réappropriation des codes ?
MC : J’avais beaucoup de choix et je suis allée vers les films que j’ai vus le plus souvent. Depuis que j’ai découvert Losing Ground, je le regarde au moins une fois par année pour me donner du courage en tant qu’artiste. C’est la même chose pour les autres films, je les ai vus souvent. Je suis un peu déçue que les films ne soient pas présentés en salles. On était presque prêts, puis le gouvernement a mis les nouvelles mesures en place. Le Cinéma Moderne a d’abord pensé à annuler le programme puis on a décidé de le maintenir en ligne. Je suis contente que les films soient présentés au Québec. Je ne crois pas qu’ils soient très connus du public québécois, même chez les plus cinéphiles.
SB : Il y a aussi une dimension intersectionnelle avec le machisme du personnage masculin qui entre en jeu dans Losing Ground ou la question de l’ascension sociale qui en fait un film ouvert sur d’autres problématiques. Tout le programme sort globalement du risque d’une focalisation sur un problème unique et insère la question noire dans un réseau de problématiques socio-politiques plus large, était-ce important pour toi ?
MC : Si je prends l’exemple de Losing Ground, j’avais rarement vu un film mettant en scène des personnages noirs avec des diplômes universitaires. Dans le milieu académique, les clichés des personnes noires reviennent assez souvent. Si je vais avec Jean of the Joneses, on est devant une famille noire où il n’y est pas question du poids de l’immigration. Il y a des films pertinents et excellents, et ça me fait du bien de voir une famille qui se chicane, qui s’aime, qui a ses secrets. Ça me fait beaucoup penser à ma famille, on est un peu comme ça. Pour Black Cop, chaque visionnement est une expérience parce que je passe par plein d’émotions et j’en parle avec le réalisateur. Ma relation avec la police est instinctivement compliquée. Les interactions avec la police ont toujours été tendues. Ici, dans le film, voir un policier noir m’amène à me demander ce qu’il fait là. Puis au moment de l’arrestation je me suis mise à sa place, c’est une expérience partagée. Il y a aussi le revirement de rôles… c’est un film à la fois percutant malaisant, qui me fait passer par toutes les émotions.
SB : C’est un film assez insoutenable dans le regard qu’il nous impose, qui joue beaucoup sur les subjectivités et sur la mise en situation à travers les GoPro notamment. C’est une expérience de cinéma qui se veut traumatisante.
MC : Et puis c’est répété, ce n’est pas un moment unique, il y a beaucoup d’insistance, de violences répétées, c’est assez dur à regarder mais en même temps c’est un portrait de la réalité. C’est quelque chose qui existe et dont souvent on détourne le regard, prétendant que ça n’existe pas chez nous. Même à Montréal, au Québec, je connais beaucoup de gens qui ont été interpellés par la police sans raison valable. Ce ne sont pas des belles expériences.
SB : C’est aussi un film qui parvient à produire un discours sur le besoin d’une révolte violente mais qui ne l’encourage pas pour autant.
MC : Oui ça laisse au spectateur la possibilité de se faire sa propre idée. On comprend aussi cette réaction violente sans l’encourager, ce qui est assez troublant comme expérience.
SB : Pour rebondir sur ce que tu disais plus tôt, je me demande si les mêmes questionnements politiques traversent un film comme Black Cop dont les personnages sont issus de quartiers populaires ghettoïsés et un film comme Jean of the Joneses où là la famille est assez fortunée.
MC : Je ne pense pas que les enjeux politiques et sociaux soient les mêmes mais ils se rejoignent dans les enjeux artistiques : en tant qu’artiste noire, c’est important de montrer les différences et la complexité, parce qu’être noire ne se résume pas à une seule chose, c’est une identité et une expérience multiple. Personnellement je suis passée par plusieurs étapes dans ma vie, des moments précaires quand mes parents sont arrivés, mais notre vie ne se résume pas uniquement à ça. On aurait autant pu faire un drame qu’une comédie de notre vie. Il n’y a pas que l’immigration ou l’oppression, il y a aussi la joie et l’amour. C’est le droit d’exister de façon multiple.
SB : C’est la richesse de ton programme de produire un dialogue entre ces films qui trouvent un autre point de contact dans leur travail sur la fiction. Black Cop ne cesse de renverser les attentes. Dans Watermelon Woman, l’histoire des noirs au cinéma devient une fiction à travers un personnages contraint de créer lui-même un récit sans archives. Ce rapport à la fiction a-t-il quelque chose à voir avec ta propre vision du cinéma?
MC : C’est lié à mon rapport personnel avec la fiction. C’est quelque chose qui m’a toujours attirée en tant que cinéaste tout en me complexant : je savais, dès que j’ai commencé à étudier le cinéma, que je ne pourrais pas faire une fiction classique ; même si quelqu’un me donnait un scénario j’arriverais à détourner ça. J’ai beaucoup d’admiration pour le cinéma de fiction, les gens pensent que parce que mes films sont plus expérimentaux – ils ne le sont pas tant d’ailleurs pour un connaisseur de cinéma expérimental – je tends toujours vers la fiction sans pour autant y parvenir. J’ai choisi des fictions qui, mis à part Jean of the Joneses qui est plus classique, me rappellent ce vers quoi je voudrais tendre en tant qu’artiste.
SB : Est-ce présent dans le long métrage que tu prépares en ce moment ?
MC : Oui, c’est un documentaire hybride, il y a des scènes tournées en studio avec des comédiens et puis c’est un défi pour moi parce que je n’ai pas écrit de scénario. Je suis contente que le film ait été financé sans scénario. Ça part d’un fait divers qui est arrivé dans ma famille, un meurtre qui a eu lieu. Avec des comédiens on retourne dans l’histoire, dans la mémoire, dans les traumatismes. La façon dont je vis le trauma c’est toujours une répétition, je répète l’événement dans la tête et puis au fil du temps, des années, certains éléments sont mis de côté pour se protéger soi-même ou parce que la mémoire fonctionne de manière mystérieuse. C’est pour dire que la fiction fera partie de mon prochain long métrage tout en restant une œuvre où j’expérimente.
SB : Je vois l’encart final de Watermelon Woman comme un cri qui annonce le programme signalant que si le récit des noirs au cinéma n’existe pas encore il revient aux cinéastes d’aujourd’hui de le produire, es-tu d’accord avec ça ?
MC : Je n’avais pas vu ça mais maintenant que tu le dis oui c’est peut-être inconscient de ma part. Mais je crois que la principale clé de lecture pour entrer dans le programme est de garder l’esprit ouvert.
Cet entretien a été réalisé le 10 décembre 2020.
Crédit photo (portrait): Julie Artacho