Invitée de la 27ème édition du Festival Cinémania, la réalisatrice Catherine Corsini est venue co-présider le jury « Visages de la francophonie », animer une classe de maître et présenter son dernier film La fracture. Nous l’avons rencontrée à cette occasion.
Alexandre Blasquez : Catherine Corsini bonjour ! À 12 ans vous êtes renversée par une voiture dont le conducteur prend la fuite, ce qui sera l’élément déclencheur de votre 8e film 3 mondes (2012). Dans La nouvelle Ève (1999), le personnage de Camille s’inspire de votre vécu et ici, dans La fracture, vous vous êtes retrouvée aux urgences pour votre coude après une mauvaise chute. Racontez-nous la genèse du projet.
Catherine Corsini : Au lieu de passer une soirée d’anniversaire avec des amis, je me suis retrouvée aux urgences d’une manière complètement stupide. Quand on tombe, c’est tellement rageant, c’est tellement frustrant et énervant. Après avoir passé 3 mois à souffrir énormément de cette fracture du coude, je pense que mon cerveau reptilien s’est tout de suite dit qu’il fallait que je fasse quelque chose de ça, qu’il fallait que je me venge d’être tombée si maladroitement. Voilà. En fait, quand on glisse, que l’on fait une mauvaise chute, c’est le truc le plus stupide et il se trouve qu’à ce moment-là, j’étais très anxieuse. Je m’engueulais avec ma chérie, la femme avec qui je vis et travaille également (Elisabeth Perez est sa productrice, NDLR), à cause des images des gilets jaunes qui passaient justement à la télévision et la façon dont les informations dramatisaient en les décrivant comme des gens horribles, soi-disant en train de déstabiliser la démocratie, l’état…
Je trouvais que la façon dont les médias s’emparaient de ce qui se passait était montrée sans aucune nuance, encore plus aujourd’hui avec les réseaux sociaux qui stigmatisent les gens, les populations en essayant de les monter les uns contre les autres. J’étais à la fois dans une colère et en même temps Elisabeth voulait regarder ces informations. Ça m’énervait. On était dans un moment de tension absolue.
Je me retrouve donc dans cet hôpital le 1er décembre 2018. Un hôpital complètement dépassé par les événements, désuet, avec des infirmières courant dans tous les sens et à qui il manque du temps et des lits pour les patients. Je ne me suis pas fait soigner sur le moment, j’ai été obligée d’y retourner deux jours après pour me faire opérer parce qu’il n’y avait pas de place plus tôt et parce qu’il y avait des manifestants. Personnellement, je n’en ai pas vu mais je savais qu’ils passaient souvent par ce qu’on appelle les urgences vitales. C’est-à-dire que la majorité des gens qui attendent sont souvent pris en charge dans les 7/8h qui suivent, tandis que d’autres doivent l’être immédiatement. Donc ceux qui ont vraiment été blessés grièvement, je ne les ai pas rencontrés. Mais du coup, ça m’a donné cette idée que les urgences étaient une espèce d’arène dans laquelle je pouvais faire se confronter des gens de milieux différents, de sensibilité politique différente. Des gens qui n’auraient jamais dû se rencontrer et qui là, se cognent et finissent par tomber face à face. Comme un principe même de comédie. Au départ on se déteste, on se hurle dessus, on n’est pas d’accord et tout d’un coup, la situation de l’hôpital et l’urgence qui s’y passe font qu’ils vont se retrouver et peut-être arriver à se comprendre en faisant cause commune. Et pour faire un tout, il faut être ensemble tout en préservant les différences de chacun. Je pense que c’est ça qu’essaye de montrer le film. Au lieu de penser que l’on ne peut que s’affronter, on peut aussi essayer de penser que l’on peut discuter.
AB : Surtout que l’hôpital, c’est le lieu où l’on est tous égaux, traités de la même manière. Il n’y a pas de différences religieuses, sexuelles. Comme Yann le personnage le dit dans le film : « On est tous les mêmes ». C’est alors l’occasion parfaite pour pouvoir discuter et ouvrir le débat. L’hôpital a donc été l’élément déclencheur ou est-ce qu’avant de faire votre mauvaise chute, vous vous interrogiez déjà sur cette fracture sociale qui commençait à poindre et sur un éventuel processus de film pour parler de sujet là ?
CC : De toute façon, comme je sortais de deux films d’époques (La belle saison en 2015 et Un amour impossible en 2018, NDLR) et que je vis avec un adolescent qui a d’ailleurs un tout petit rôle dans le film, je me posais vraiment des questions sur le monde d’aujourd’hui, sur le monde qu’on laissait à nos enfants, sur nos aspirations, sur nos rêves, ceux que j’avais adolescente, sur cette société que je rêvais plus juste, toute la façon dont j’ai été très idéaliste. La vie et le temps font que quelque chose nous échappe parfois. Et même si on a gagnait sur pas mal de choses quand même, on a aussi régressé à d’autres endroits. Et c’est vrai que je me disais qu’il fallait que je fasse un film résolument contemporain. Il fallait vraiment que je m’inscrive dans la société telle qu’elle est aujourd’hui et du coup, quand j’ai fait cette chute et que je me suis retrouvée à l’hôpital, je me suis dit que c’était une occasion inespérée cette arène, ce décor. C’est vraiment un endroit pour pouvoir créer de la fiction, du débat sur des choses qui me tenaient à cœur de parler. Des discussions politiques que j’avais aussi avec ma compagne depuis longtemps. On parlait beaucoup de ce qui se passe dans le monde, on est inquiètes par les montées de l’extrême droite, par les remises en question du droit à l’avortement (notamment la loi au Texas), par énormément de sujets comme les agressions homophobes (article ici). Bref, des réflexions sur une société qui est intolérante. En même temps, il y a des choses complètement nouvelles qui se passent, une jeune génération qui a complètement pris en main tout ce qui a rapport à la construction du genre, la construction identitaire (on en parle ici). Il y a eu de vraies révolutions qui se sont passées mais il y a des endroits, des poches très sournoises et très dures. On le voit avec les montées des extrêmes, des gens qui prétendent vouloir être candidats aux élections en France (Eric Zemmour, NDLR). On voit bien qu’il y a un retour à des discours extrêmement rances et extrêmement pénibles à écouter. J’avais donc envie d’inscrire ce film dans une réalité politique très importante et notamment le domaine du soin, parce que ce domaine, c’est prendre soin de l’autre. Faire attention à l’autre me semblait très important.
AB : Vous faites un cinéma qui par le passé a souvent défendu les droits des homosexuels (La répétition, La belle saison), l’émancipation sexuelle (Les amoureux, 1994)… Est-ce que vous vous définissez comme quelqu’un de militant par rapport à ces causes-là ? On voit même dans La fracture, le fils du couple de lesbiennes partir manifester, notamment sur les réseaux sociaux pour Adama Traoré. Une envie, surtout après les manifestations contre le mariage pour tous, de rappeler qu’il est possible pour une couple de femmes d’avoir et d’élever un enfant ?
CC : De toute façon, moi ce que j’aime dans le fait d’avoir eu la Queer palm à Cannes, c’est que l’homosexualité n’est pas un sujet dans ce film-là (il a pu l’être dans d’autres de mes films). Ce couple de femmes est posé comme n’importe quel couple qui est usé, fatigué, parce que ça fait un moment qu’elles sont ensemble. Et puis il y a juste l’évocation de cet enfant qui est là, qui milite. C‘est vrai que beaucoup de jeunes ont milité pour le comité d’Adama Traoré. On sent que ça a été très important pour eux, il y a quelque chose qui s’est ouvert et qui essaye de tendre la main vers les banlieues en changeant un tout petit peu l’image que l’on a de regrouper des adolescents dans des camps… Pour moi, c’était important que la jeunesse soit aussi présente dans le film à travers ce jeune garçon.
Quant à mon engagement… Je ne sais pas s’il a toujours été aussi conscient qu’aujourd’hui. C’est-à-dire qu’à partir du moment où j’ai fait La belle saison produit par ma compagne et avec laquelle je travaille et je vis, oui, je pense qu’à partir de ce moment-là, mon engagement a été beaucoup plus conscient. On a su et on voulait ensemble faire un film pour donner aux jeunes gens des représentations de l’homosexualité pour que lorsqu’on a 18 ans, 20 ans, on puisse aller voir un film où des femmes s’aiment et s’embrassent. Dans La fracture, il y a une espèce de représentation héroïque de l’amour entre les personnages de Valeria Bruni-Tedeschi et Marina Foïs sans que cela soit quelque chose de caché. Je voulais que cela soit heureux.
AB : C’est quelque chose que l’on voit de plus en plus cette représentation de l’homosexualité affichée mais en retrait, sans en faire le sujet principal d’un film, comme une manière de rendre ça simple, banal. Comme ça devrait l’être.
CC : Oui c’est sûr. Mais il faut néanmoins avoir conscience que lorsque je fais La belle saison par exemple, la représentation de l’homosexualité sur une affiche où l’on met deux femmes qui s’embrassent et qui ont l’air d’être très épanouies et très heureuses, ça limite le public. Il y a des gens qui ne vont pas aller voir le film à cause de ça. On sent qu’il y a un plafond de verre sur les films représentants l’homosexualité lesbienne. Évidemment, quand on fait Brokeback mountain (Ang Lee, 2005) et qu’il y a une espèce de vernis très américain, un emballage avec un classicisme assez fort, on arrive à en faire un grand film populaire. Dès qu’on fait des films ou nous les femmes on met en scène, ça reste difficile d’aller toucher un certain public. J’ai été présenté La fracture récemment en Angleterre et les gens me disaient que lorsque c’est une femme qui vient présenter son film, il y a moins de monde que lorsque c’est un réalisateur homme. Alors je ne vous dis pas quand c’est un auteur sénégalais ou asiatique! On souffre encore de notre représentation, d’avoir une presse française avec des relents extrêmement machistes, parfois d’une grande vulgarité et d’une grande violence envers les femmes. Donc on a l’impression d’avoir gagné beaucoup de choses, et on en a gagné heureusement, surtout cette année à Cannes (Palme d’or pour Titane de Julia Ducornau), à Venise (Lion d’or pour L’événement de Audrey Diwan), à San Sebastian (Coquille d’or pour Blue Moon de Alina Grigore et le prix Spécial du Jury pour Earwig de Lucile Hadzihalilovic). Je suis ravie et très contente que l’on arrive à exister, à être vues. Mais il reste encore des zones sur lesquelles il faut continuer à se battre. Tout n’est pas encore gagné.
AB : Vous trouvez que l’homosexualité féminine est beaucoup plus taboue que l’homosexualité masculine ?
CC : Oui. C’est comme si c’était nié. C’est comme si ça n’existait pas, que l’on ne lui donnait pas de raison d’être. Il y a quelque chose dans la représentation de l’homosexualité masculine qui a davantage été revendiquée et qui a existé beaucoup plus en amont comparé à l’homosexualité féminine dont on entend souvent que c’est une passade et qu’elles vont revenir dans le droit chemin. Il y a un rapport de force beaucoup plus inégalitaire.
AB : Votre filmographie est très éclectique de la comédie La nouvelle Ève, Les ambitieux, au drame historique Un amour impossible. À quel moment avez-vous réussi à trouver le ton très particulier de votre nouveau film, La fracture, qui oscille entre drame social et comédie ? Vous saviez dès l’écriture où vous vous en alliez ou le film s’est écrit au montage, en jouant notamment avec le rythme pour les scènes de comédie ?
CC : Non non. C’était vraiment dès l’écriture. Il y avait vraiment ce souci, comme je me mettais en scène, de vraiment vouloir faire quelque chose qui soit assez drôle. Je pensais beaucoup aux premiers films de Ken Loach où il y a beaucoup d’humour comme dans Raining stones (Prix du jury à Cannes en 1993, NDLR). Je pensais également aux films de Nanni Moretti qui arrivent à interroger la société tout en se mettant en scène et en pouvant, j’allais dire, avoir cette espèce de nostalgie des choses drôles. Je voulais vraiment arriver à travailler à la fois ce truc social dans l’urgence, dans cette chose, j’allais dire, tragique et dramatique que représente l’hôpital. En même temps, si je faisais un pamphlet qui ne mettait en scène que les situations les plus violentes, les plus extrêmes et les plus dures on allait être asphyxié par tout ce qui se passe et on allait sortir sans que ça ait fait avancer les choses. C’est pour ça que je voulais qu’il y ait de la comédie. Je voulais que l’on puisse rire de l’absurdité, parfois même de certaines situations, à l’image de ces infirmières qui traversent ces nuits impossibles et qui ont besoin parfois de rire entre elles, parce que sinon, c’est insupportable. Il faut que le rire nous permette de comprendre à la fois la pression qu’exerce l’état et la violence qu’exercent les policiers sur la population. Que toute cette machinerie qu’est l’hôpital assiégé, comme une espèce de métaphore et de fable, finit par s’allier à quelque chose de drolatique. Que l’on soit dans un rythme effréné amenant ce côté polar, film de genre où l’on est complètement perdu dans ces couloirs labyrinthiques. Et puis j’adore imaginer que je peux faire rire, que je peux faire pleurer. C’est quand même une des choses les plus extraordinaires quand on a aimé comme moi un des plus grands cinéastes du monde comme Charlie Chaplin. Ce sont des modèles auxquels on s’accroche, à des petites marches.
AB : C’est aussi votre premier film politique ancré dans le monde actuel. Vous changez votre manière de réaliser : caméra à l’épaule, plan séquence, on met sous pression les acteurs comme le spectateur, vitalité dès le générique rythme soutenu. ..Vous parlez des Gilets jaunes, vous faites appel à des acteurs non professionnels. Qu’est-ce que vous a apporté la fiction que la forme documentaire n’aurait pas pu ?
CC : En fait tout le monde me parle du côté documentaire dans le film mais le film est simplement documenté. Même si certaines situations sont réalistes, tout est retravaillé, tout est redialogué. Ce qui donne, je pense, cet aspect documentaire, c’est parce que se sont de vrais soignants qui jouent pour la plupart leur propre rôle et qu’ils ont l’autorité du soignant, leurs gestes. C’est tout ça qui amène cette vérité, ce côté naturaliste. Mais même le personnage jouait par Aïssatou Diallo Sagna, bien qu’elle amène cette vérité, cette humanité, cela reste de la fiction quand elle raconte que son enfant est malade et que l’on voit son mec qui arrive juste au moment où elle est en train de faire le massage cardiaque. On voit très clairement que c’est de la dramaturgie, de la mise en scène. C’est quelque chose évidemment qui crée de la tension parce que chaque personnage a son parcours. Et puis quand il y a cette prise d’otage, elle est au-dessus des simples gestes de l’infirmière, elle joue vraiment la comédie, elle joue quelque chose de très intense et d’un coup tout se déplace, tout bouge dans ce qui est au début attribué au personnage, de sa fonction d’infirmière, elle prend une place de plus en plus importante et s’élève justement au statut des acteurs et actrices du film. Je ne sais pas faire de documentaire. Les scènes sont ici très écrites. L’humour qui s’en dégage, c’est parce que justement il y a cette confrontation entre les deux mondes, ces dialogues. La fiction vous permet une distance par rapport au documentaire. Ce dernier capte la vérité dont vous êtes témoins alors que dans la fiction, on retravaille, on retraduit, on amène une distance et peut-être, je l’espère, une réflexion.
AB : Vous avez décidé d’adapter et de changer ce qui s’est passé lorsque l’hôpital Pitié-Salpêtrière a été assailli par des manifestants (lire ici). Une envie de réhabiliter l’histoire, d’insuffler plus d’espoir dans un discours sans fin?
CC : Ça s’est passé de jour, de manière très différente, les politiques ont tout de suite sauté sur ce fait divers pour tenter de dire l’inverse de ce qui s’était passé en affirmant que des manifestants avaient voulu rentrer dans un hôpital. Ils les ont montrés comme des espèces de gens fous furieux prêts à tout, jusqu’à mettre la vie de patients en danger alors que ce n’était pas la réalité. Toutes ces réactions impulsives de politiques, c’est infernal ! Ils ne prennent pas le temps de s’informer et de réfléchir à ce qu’il vient de se passer, ils surréagissent tout de suite et c’est ça qui crée cette société, cette horrible chose où l’on est dans l’émotionnel alors que leur devoir ça devrait être de prendre du temps et de la distance. Ils sont incapables de le faire car ils ne veulent pas louper le moment, une exclusivité c’est complètement fou. Dans tout les cas, la réalité faisait que les gens du personnel soignant n’ont pas voulu laisser rentrer les manifestants et moi, j’ai pris la licence de faire complètement l’inverse. Je voulais montrer qu’un hôpital est ouvert à tous, que l’on doit accueillir tout le monde, surtout à partir du moment où une personne est blessée (« Ce ne sont pas des manifestants, ce sont des patients »). C’était l’idée de l’ouverture. C’est là que je dis que j’ai pris une licence par rapport à ce qui s’est passé et par rapport au fait que ça avait été très discuté avec les soignants. J’ai opté pour l’inverse de la réalité. C’est ça la fiction.
Bande-annonce de La Fracture :
Durée : 1h38
Crédits photos : Le Pacte, AFP
L’entrevue s’est déroulée dans le cadre du Festival Cinémania.