France, 1988
Note : ★★★★
« C’est une image très calme. Hors du temps. Tout à fait immobile. On a l’impression de sentir le temps qui passe. Goutte à goutte. Chaque minute, chaque instant. Les semaines, les années. » Agnès prend en charge la narration et nous présente Jane qui semble poser pour un tableau de la Renaissance. Assise devant ce décor artificiel, Jane immobile fixe l’objectif et transcende le temps et l’espace pour nous regarder là, maintenant.
Elle est impassible dans sa longue robe jaune, mis à part son regard songeur. Jane se souvient de sa fête de 30 ans, nous dit-elle. Un anniversaire passé seule à boire de la liqueur de cerise trop sucrée pour ensuite aller vomir dans les toilettes.
« Merde, c’est ça avoir 30 ans? », ricane-t-elle. Agnès à sa gauche, déguisée en servante, l’écoute avec la bienveillance d’une bonne amie.
Ce portrait documentaire est un cadeau de fête offert par Agnès Varda à Jane Birkin pour les 40 ans de l’actrice. Elle appréhendait l’idée de vieillir, peut-être de perdre quelque chose au passage relatif au corps ou à l’esprit. Agnès, qui avait alors 20 années de plus au moment du tournage, la prend par la main et lui montre avec joliesse qu’elle n’a rien à craindre.
Di doo di doo dah
Jane B. par Agnès V. est un film biographique qui agit comme un kaléidoscope où se prêtent au jeu les deux femmes dans le but de réaliser une pluralité des portraits de Jane.
Il est brillant de jouer avec la fiction pour dresser une biographie puisqu’en cinéma documentaire, on ne peut que prétendre donner à voir le réel. Le film ne revendique pas un contenu strictement non fictionnel, mais il s’arme des codes de la mise en scène pour saisir la spontanéité de la personnalité de Jane. Ce film à caractère réflectif donne libre expression à l’actrice. Elle va fouiller des séquences au plus profond de son imaginaire pour les incorporer au documentaire. Agnès Varda se sert de la fiction comme outil, construit l’espace au lieu de le décrire et joue avec l’univers du rêve pour mieux représenter le réel.
Celle dont on a capturé l’image des centaines de fois, dont la voix a été enregistrée aussi souvent sur des disques, des cassettes et des vinyles, est terrifiée à l’idée de s’adresser directement au spectateur. Comment une muse peut-elle être si démunie face à la caméra?
Pour se dégourdir, Jane pose pour un tableau vivant sous l’identité de la Vénus d’Urbain de Titien. Une œuvre où la jeune femme est étendue éveillée et regarde le peintre fixement dans les yeux. À travers cette artificialité, Agnès est attentive. Elle présente la réalité humaine, humble, existentialiste d’une femme qui a toujours craint de ne pas être aimée.
Agnès V.
Jouant avec la temporalité comme elle sait si bien le faire, Agnès Varda nous confronte à notre propre impermanence en arrêtant constamment la narration du récit pour nous faire vivre le moment présent. Il n’est pas possible de s’oublier en regardant ce film : la réalisatrice nous ramène à l’ordre en nous exposant le procédé filmique. Elle instaure une règle capitale pour renverser la dynamique avec sa protagoniste.
Agnès, sous la forme d’un jeu, demande à Jane de regarder le plus souvent possible dans l’objectif de la caméra. En tant que spectateurs, nous sommes tenus pour destinataire direct du regard de Jane. Ce procédé provoque un contact inaugural très sensible entre nous et elle dès les premières scènes du récit.
Contrairement au reflet d’un miroir, c’est quelqu’un d’autre, un étranger très probablement, qui la regardera droit dans les yeux lorsque le film sortira au cinéma. La caméra complice, les effets kaléidoscopiques et les jeux de déguisement nous ramènent directement au caractère candide de Jane. Agnès ne fait pas de Jane sa muse, mais plutôt son alliée. Elle nous la présente sous des airs nouveaux dans un contexte tout à fait harmonieux.
Je t’aime… moi non plus
« À défaut de mourir autrement, certaines muses meurent d’ennui »
Jane et Agnès sont à la fois si pareilles et si différentes. Agnès a l’habitude d’être derrière la caméra, Jane, devant. Dans la dichotomie de leur personnalité réside aussi cette grande chose qui les unit en tout point : l’amour du cinéma.
Jane se demande ce que signifie de vivre, grandir, vieillir et mourir sous les yeux des spectateurs. Ensemble elles questionnent ce qu’est la représentation du corps féminin à l’écran. C’est rafraîchissant de voir une Jane Birkin lumineuse dirigée par une femme. Elle semble complètement libre des carcans usuels mis en place par une direction masculine et très souvent objectivante.
Jane se remémore les rôles qui lui ont été attribués au cours des années aussi bien dans les films que dans sa vie privée. Son portrait est construit, puis déconstruit. Le résultat est un hommage précieux d’Agnès envers Jane, de Jane envers Agnès et de nous spectateurs.rices envers ces deux femmes monumentales.
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Durée : 1h37
Crédit photos : The Criterion Collection