France, 2022
Note : ★★
Qu’il soit de famille, de couple ou de mise en scène, Arnaud Desplechin est un cinéaste du conflit. Il entrechoque ses plans autant que le verbe de ses personnages. Il compose ses films de morceaux plus ou moins indépendants qu’il assemble dans un tout étonnamment cohérent. De cette opposition permanente se dégage la sensation d’avoir vécu une expérience qui ne pourrait naitre qu’au cinéma. Rois et Reine ou Un conte de Noël sont volontiers des films que je montre à quelqu’un me disant qu’il n’aime pas le cinéma francophone. Ils sont pour moi l’exemple type de ce que son gouvernement appelle, avec son arrogance toute familière, « l’exception culturelle française ». Cette description ne colle malheureusement pas à Frère et Sœur. Derrière l’impression de florilèges, jusqu’au titre rappelant Rois et Reine, il se trouve plutôt être une tentative d’épure du style du cinéaste. Cependant, en radicalisant son écriture et sa mise en scène, il oublie ce qui en fait son essence et finit par tomber dans l’autoparodie. Frère et Sœur est tout ce que le cinéma de Desplechin aurait pu être, mais qu’il nous avait épargné jusque-là.
La destruction non créatrice
Premier signe de cette volonté de faire place nette, Frère et sœur est, avec Tromperie, le film à la taille la plus réduite de son auteur. Taille, car il nous avait habitués à des structures-fleuves avec des scènes qui s’enchainent comme si elles coutaient aussi cher à faire qu’un chapitre de roman. On pense à Rois et Reine et ses flashbacks oniriques, son concerto de violon, son braquage d’épicerie, les scènes de façon entrevues, l’aller-retour constant entre Paris, Grenoble et le détour par Roubaix. Cette multiplication des lignes thématiques nous donne un sentiment de libertés comme rarement on peut en vivre au cinéma. Liberté de ton, de jeu, de montage, de texte, tout est permis chez Desplechin et c’est ça que nous trouvons beau.
Sous leurs allures de drames, les films du cinéaste ne cherchent pas la représentation d’un réel. Il s’en détache au contraire pour établir un univers de potentialité potentielle où tout n’est que peut-être et hésitation. Il crée par le montage un décalage volontaire dans le raccord et nous fait douter par des sauts dans le temps et l’espace de la véracité de ce que l’on voit. Comme si plusieurs réalités perçues s’alternaient au même point de notre monde. Il n’impose rien et ouvre des interstices (des potentialités) dans lesquels le spectateur peut, s’il le désire, se glisser.
Roubaix une lumière, en adaptant un documentaire, a créé une rupture dans la façon dont le cinéma de Desplechin s’inscrit dans le réel. Frère et Sœur semble être un aboutissement de ce retournement. Au contraire de ses autres films, nous avons ici moins de personnages d’intrigues, de décors, de situations, de dispositifs, de dialogues, de références. Sauf qu’inversement à toute règle culinaire, la réduction opérée avec Frère et sœur n’en a pas donné une version plus concentrée. Le film continue de partir dans toutes les directions, mais le chaos de la structure formelle ayant disparu, tout semble décousu. L’épure rend sa diégèse plus réaliste et n’arrive plus à admettre des personnages toujours aussi extravagants. En se restreignant en matière de montage, de dispositif et de péripétie, le réalisateur n’arrive plus à insulariser son film et le rend trop perméable au réel. En voulant faire disparaitre les coutures, il ne fait que renforcer l’artificialité de son film.
Comique sans Ms
Ses personnages assument d’être des personnages de film ou de roman et ses scénarios, des terrains de jeux. Il aime les promener de situation en situation, les confronter entre eux pour le plaisir de l’expérimentation. La multiplication des situations, parfois fantasques, amène inévitablement le drame à côtoyer la comédie. Sauf qu’ici le metteur en scène se refuse tout intermède comique. Dans un geste d’exorcisme, il charge l’ouverture du film de deux scènes dramatiques coup sur coup. Il s’enchaine un boulet à la cheville qu’il devra trainer jusqu’au bout. Cette désagréable sensation de lourdeur est appuyée par l’inanité scénaristique de ces deux scènes. Le film aurait tout aussi bien fonctionné sans, tellement ces deux évènements articulent tous les rapports entre les personnages. On ne sait plus vraiment si le cinéaste cherche à marquer la rupture ou à se créer des contraintes. Dans les deux cas, cela ne lui réussit pas.
En refusant le comique, il n’arrive plus à nous rendre sympathiques des personnages rapidement détestables. Il n’a jamais fait d’efforts pour que l’on soit en accord avec ses protagonistes, mais il a toujours su nous les faire aimer par leurs folies ou leur insoupçonnable hauteur d’âme dont ils faisaient parfois preuve. L’enchainement des situations, beaucoup moins éclectique et essentiellement tourné vers le drame, ne permet jamais à ses personnages de s’ouvrir autrement que par la colère et la tristesse. L’absurdité avec laquelle il traitait le réel disparait et rend le tout lourd à suivre.
La comédie humaine
On retrouve ainsi la famille déchirée d’Un conte de noël, les drames en cascade de Rois et Reine, les relations parents/enfants et les conflits aux raisons oubliées. Mais ils n’arrivent plus à en cultiver le mystère. La relation entre Melvil Poupaud et Marion Cotillard est à la fois trop définie par ce bloc dramatique et trop artificielle. Desplechin ne laisse pas de place au doute, ses personnages se détestent, c’est tout. Cette objectivité de la haine rend leurs conflits factices. Il semble évident depuis le début qu’iels n’ont jamais su pourquoi iels se détestent. Les multiples retours sur leurs relations passées, au lieu de rendre plus tangible cette haine, ne font qu’en renforcer l’artificialité. Dans Un Conte de Noël ou Les Fantômes d’Ismaël, Mathieu Amalric semblait l’ignorer, ou la feindre, l’origine de la haine qu’on lui porte, permettant à celle-ci de vivre et de respirer. Au contraire, celle de Frère et Sœur est étouffée et ne se déploie que par des explosions de cris.
Melvil Poupaud, malgré tout le respect que je lui porte pour son rôle dans Laurence Anyways, n’a pas la versatilité suffisante pour tenir un numéro d’équilibriste comme celui-ci. Là où Emmanuel Devos, Mathieu Amalric ou même Hippolyte Girardot arrivaient à rester sur la ligne fine que nécessitent les scénarios de Desplechin, sa palette de jeu trop réduite ou une direction d’acteur un peu trop cavalière, lui retire toute crédibilité lorsqu’il est question de hausser un peu le ton. Marion Cotillard semble, quant à elle, osciller entre le sous-jeu et le pastiche d’Emmanuel Devos, sans arriver à faire exister le vide auquel elle donne pourtant tant de mal.
Epilogue
Frère et sœur brille surtout et avant tout par le manque. La plupart des ingrédients sont là, mais le liant, la forme si spécifique qui permettait à son auteur de créer un espace suffisamment grand pour ses idées a disparu. Il a abandonné dans l’épure les éléments qui équilibraient ses films, ce petit je ne sais quoi, toujours un peu différent d’un film à l’autre, mais qui nous donnait véritablement l’impression d’être devant du cinéma. Des histoires qui malgré leur grand accent romanesque ne pouvaient être racontées que sur grand écran. On tombe, au contraire, dans les pires côtés du mélodrame, les vestiges du Desplechinisme ne le rendant que plus désagréable à regarder tant il ne s’accorde pas avec cet univers rendu trop réaliste.
Bande-annonce originale française :
Ce film a été vu dans le cadre du Festival Cinémania.
Notre autre critique sur Arnaud Desplechin (Roubaix, une lumière), ici.
Durée : 1h48
Crédit photos : Why Not Productions, Arte France Cinéma