Viêt-Nam, 2019
Note : ★★★ 1/2
Après Father and son, le vietnamien Dung Luong Dinh adapte à l’écran son livre Drowsy city dans un second métrage habilement dérangeant. Aussi bien audacieux qu’ingénieux dans son âpreté, le film s’assure de ne laisser aucun spectateur indifférent.
Le personnage principal du film n’a pas de prénom. Une sorte de John Doe vietnamien mutique du matin jusqu’au soir. Quand les gens s’allouent ses services, ils l’appellent Désosseur ou Égorgeur. Au choix. C’est un homme minutieux au visage angélique dont le physique délicat ne laisse entrevoir un savoir-faire sadique. D’un regard, il est capable de faire changer de confession n’importe quel bigôt grâce à ses yeux d’enfant innocent. Pourtant, il tue des poulets ou des canards dans un rituel atypique au moyen d’une bouilloire d’eau chaude et d’une bassine qu’il traîne sur son dos comme l’escargot traîne sa coquille, telle une maison de fortune. Avec elle, il porte tout le poids de sa culpabilité à exercer ce métier désobligeant, dénué de tout jugement moral. Après tout, on vient le chercher pour effectuer la sale besogne dont personne ne veut s’occuper. Les aptonymes utilisés pour l’interpeller finissent alors inéluctablement par le déshumaniser. Vivant reclus dans son monde, l’introverti se plaît à scruter à travers le trou d’une vitre brisée du bâtiment désaffecté qu’il squatte la nuit. Mais un jour, il se fait mettre la main au collet par les trois brigands épiés.
Très souvent filmée en plongée, la pluie s’abat sur la ville comme sur le corps du désosseur, tantôt béni des Dieux, tantôt malchanceux. L’eau sert alors aussi bien à purifier son âme qu’à expier ses fautes. Pour communiquer, il s’exprime donc à travers un rituel sacré où il ébouillante ses proies avec la lenteur d’un gastéropode, symbole d’une patience qui vous glace le sang et vous file la chair de poule. Les victimes caquettent en chœur mais lui ne bronche pas. Il reste là, impassible à effectuer des gestes méthodiques sans faire preuve du moindre état d’âme. On est loin de la fable poétique de Kim Ki-Duk (Printemps, été, automne, hiver, 2003 ) où un enfant, sous les yeux sévères et sages de son grand-père, apprenait à ses dépens les notions d’empathie et d’humilité en subissant à son tour les sévices qu’il venait d’infliger à des animaux sans défense. Et pourtant, l’idéologie véhiculée est la même bien qu’elle soit représentée d’une manière extrêmement violente. Accroupi, il se fera humilier, forcé d’imiter ses poulets. Puis, on lui réservera le même sort. D’abord ébouillanté, on lui jettera par après des plumes sur le corps pour l’asservir entièrement. En tortionnaire intrépide, la finale placée sous le signe de la vengeance viendra jouer avec nos nerfs à la vue de ces personnifications animales esthétiquement sublimes mais moralement condamnables.
Dès le début du métrage, il est précisé dans un carton qu’aucun animal n’a été maltraité lors du tournage. En effet, des effets visuels ont été ajoutés en post-production pour rendre compte de l’authenticité des actes perpétrés. Cependant, Dung Luong Dinh décrit son film comme un drame sur les humains plus qu’un drame sur les animaux maltraités. Au moyen d’images fortes, il brosse le portrait d’une nature humaine corrompue, sadique et impitoyable. La camera scrute et sonde ses travers dans une mise en scène inventive, poétique et foutraque qui rappelle l’univers sombre et parfois glauque du sud-coréen Park Chan-Wook (la trilogie de la vengeance, The Handmaiden). Dépourvu de tout décorum, l’esthétique des cadrages et de la lumière vient même adoucir la violence de certaines scènes ainsi que les propos du cinéaste. De fait, les 1h13 du métrage se regardent avec une curiosité répulsive et malaisante qu’il questionne astucieusement, tout comme les limites du voyeurisme et de la perversion auxquelles on s’adonne négligemment. La dureté de la vie, il la montre dans son inconsciente impassibilité d’être. Sans demi-mesures. S’il dévoile plus qu’il ne suggère, c’est moins pour choquer que pour rendre compte de la vraie nature de l’homme. La révéler dans toute son horreur. Une horreur qu’il contemple et fixe droit dans les yeux non pour s’en délecter, mais pour y faire face. Aucune rédemption n’est possible. Notre route est déjà toute tracée, à l’instar de ces plans en plongée filant des voitures qui défilent. La ville est encore endormie. L’homme également.
Durée : 1h13