Distinguer le Vrai du Faux : l’Ambiguïté Enivrante de Shirley

Etats-Unis, 2020
Note : ★★★★

Adapté du roman de Susan Scarf Merrell rédigé en 2013, Shirley réalisé par Josephine Decker sorti 2020, est une œuvre unique en son genre qui semble être passée sous le radar il y a quelques années. Sans avoir nécessairement construit un portrait biographique réaliste de la célèbre romancière américaine Shirley Jackson, Decker met plutôt en lumière le caractère de l’autrice et son procédé littéraire, le tout dans une atmosphère sombre inspirée de ces écrits d’horreur.

Le film aborde l’histoire de Rose (Odessa Young) et Fred Nemser (Logan Lerman), un jeune couple s’installant temporairement dans la résidence de Stanley Hyman (Michael Stuhlbarg) et de l’écrivaine Shirley Jackson (Elisabeth Moss) dans une ville du Vermont, en 1948. Fred, aspirant enseignant, assistera aux séances de Stanley qui lui-même donne un cours au Collège Bennington. Tandis que Rose, enceinte, veillera contre son gré aux tâches ménagères et aux repas de la maison, en plus de garder un œil sur Shirley empreinte de sautes d’humeurs, d’agoraphobie et de dépression. Pendant l’écriture de son nouveau roman à propos d’une jeune femme disparue des environs, Shirley développera une relation étroite et complice avec Rose qui elle, l’aidera dans son processus créatif aux dépens de sa propre santé mentale.

Shirley instaure un climat d’ambiguïté enivrant exacerbé par une trame sonore anxiogène, des techniques de montage symboliques et des personnages complexes qui vous feront perdre toute rationalité : serez-vous capable de distinguer le fictif du réel ?

Shirley Jackson : Énigme Indéchiffrable

Après un voyage en train lors d’une chaude journée d’été, Fred et Rose arrivent dans la demeure de leurs hôtes en pleine fête. Parmi le chaos et le brouhaha des invités qui vont et viennent, Rose s’approche d’un rassemblement au salon. La musique festive qui se faisait entendre lors des séquences précédentes n’est soudain plus perceptible : il n’y a que la voix de Shirley qui raconte le contexte de sa dernière nouvelle. Derrière les silhouettes sombres des participants de la fête, au loin sur un fauteuil, est assise l’autrice vêtue de rouge avec une cigarette et un verre d’alcool à la main. La lumière semble n’éclairer qu’elle : c’est le clou du spectacle, charismatique et magnétique. Il s’agit de la première scène où la protagoniste fait son apparition et sa centralité dans l’espace révèle son importance. Son changement de ton abrupte et dérangé lorsqu’on lui demandera soudainement le sujet de son prochain roman détermine également la nature de sa personnalité : imprévisible et déroutante. Tous ces éléments engendrent ainsi une ambiguïté derrière la nature de la personnalité de Shirley qui s’accentuera au fil de l’histoire.

Le procédé d’écriture est un thème primordial dans Shirley. Notamment, la grande majorité des scènes du long-métrage sont issues de son écriture : au fil de sa création littéraire, des images apparaissent à l’écran accompagnée d’une narration qui illustrent les idées qu’elles posent sur papier. La muse de l’écrivaine, la jeune Paula Jean disparue au Vermont, prend vie dans ses pages comme à l’écran à travers ces interjections qui ont l’apparence d’un rêve, avec un effet flouté qui brouille le paysage et cache l’identité de sa protagoniste. Ce style surréaliste axé sur le procédé créatif dans le cadre d’une mise en abyme permet la prolifération d’une confusion et d’un engouement constant qui tient le spectateur en haleine et en attente de découvrir autant le dénouement du futur roman que celui de Shirley, Rose, Fred et Stanley.

Un aspect du traitement sonore du film contribue aussi à l’établissement d’un ton énigmatique qui intrigue l’audience. Effectivement, à plusieurs occurrences on remarque que certains effets au volume amplifié, soit des voix, des moustiques qui volent, des rires ou des grincements, sont ajoutés sans nécessairement correspondre aux images présentées. Ce motif récurrent vient créer un sentiment d’anxiété très présent dans la psyché des personnages. Similaire aux sons ambiants extrapolés que l’on pourrait entendre dans un moment de panique, ce motif développe une atmosphère de paranoïa constante chez le spectateur. Paranoïa qui semble notamment présente en Shirley dans sa crainte du monde extérieur, et qui croît en Rose petit à petit face à sa future maternité ou à son mari qu’elle soupçonne infidèle.

Univers Féminin

Josephine Decker met les femmes en avant-plan dans son œuvre. Les personnages masculins, Stanley et Fred s’absentent presque la majorité du temps, accaparés par leurs carrières et le mystérieux « Shakespeare Club » qui les garde éveillés jusqu’aux petites heures du matin et leur donne une haleine d’alcool. Quand ils sont présents, ils dérangent l’univers féminin : Stanley met de la pression à Shirley pour qu’elle compose plus proactivement et Fred maintient plusieurs attentes domestiques, sexuelles et maternelles envers Rose. Simultanément, Shirley et Rose développeront une relation de complicité intime et grandissante. La dureté et le refus de toute forme de complaisance de Shirley déteindra lentement sur Rose qui représentait initialement un modèle d’obéissance. Celle qui agissait d’abord comme une observatrice tapie contre les murs prête à tout pour plaire à son mari, deviendra plus spontanée, rebelle et questionnera son propre désir d’être mère ou femme au foyer. Doucement, au rythme de l’évolution de la relation des deux femmes, le visage flouté de Paula Jean prendra celui de Rose et les deux femmes fusionneront en une seule muse pour Shirley.

Cataclysme Final

Vers la fin du récit, après avoir partagé des regards complices et des caresses secrètes sous la table, la situation entre Rose et Shirley se cristallise en une relation homoérotique. Ensemble, elles créent, elles fabulent et elles vivent dans un monde onirique axé sur les évènements entourant la disparition de Paula Jean pour l’écriture de Shirley.

Après son accouchement, Rose devient complètement accaparée par un sentiment d’impuissance devant l’annonce de Fred d’un éventuel déménagement. La scène de la falaise, annonciatrice de la fin du récit, agit comme un cataclysme. Après avoir appris l’infidélité de son mari, Rose se lance dans une course en forêt suivie de Shirley. Pendant une fraction de seconde, la silhouette de Paula prend la forme de celle de Rose en confirmant leur double identité. Elle s’immobilise à l’orée de la falaise, prête à tout sacrifier. Shirley la rejoint et contemple le vide avec elle.  En regardant en bas, une scène de Rose, Fred et leur bébé quittant le foyer en taxi apparaît. En alternance on revient à Rose sur la falaise, puis sur la banquette arrière du véhicule, qui clame à son mari : « Je ne retournerai jamais à ça… À être ta petite femme, ta petite Rosie : c’était de la folie. ».

L’ambiguïté annoncée plus tôt se concrétise dans cette scène : est-ce que toutes les images qui ont défilé sont réelles ou le fruit de l’imagination de l’autrice? Rose et Fred ont-ils été invités seulement dans le but d’agir comme inspiration? Rose s’est-elle jetée en bas de la falaise? Tout ce qui est palpable à la fin, est le manuscrit complété de Shirley Jackson entre les mains de son mari fier et satisfait. Shirley de Josephine Decker brouille la limite entre le vrai et faux, le rêve et la réalité, le contenu littéraire et la vie actuelle. En plus d’introduire une critique de la vie domestique féminine contraignante, un mode de vie notamment prôné dans les années 1950, le film s’insère dans le genre de l’horreur surréaliste afin de représenter adéquatement le caractère de l’autrice qui a marqué le monde de la littérature : un trésor caché pour les amateurs de l’étrange.

***

Durée : 1h47
Crédit photos : Killer Films, Los Angeles Media Fund

 

 

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