Par Larissa Christoforo & Marc-Antoine Lévesque, écrit pendant une journée de canicule
Amours d’occasion, Québec, 2020
Une série dramatique qui plonge dans le fantastique pour dénoncer la réalité
Où voir ça : ICI Tou.tv, en français (avec CC disponibles)
Production : St Laurent TV
Scénario : Eva Kabuya, Lindsay Carpentier, Nicola Lanthier-Roger et Judith Brès
Réalisation : Eva Kabuya
8 épisodes, entre 9 et 14 minutes
C’est à Saint-Henri que ça se passe, le même quartier immortalisé par Gabrielle Roy dans Bonheur d’occasion. Quoique ça pourrait être à Brooklyn; celui mis (et remis) en scène par Spike Lee. AMOURS D’OCCASION est cet heureux assemblage d’objets culturels emblématiques, mis au goût du jour et de son auteure et réalisatrice, Eva Kabuya. Les citations à l’oeuvre du célèbre cinéaste afro-américain sont multiples et un indicateur, dès ses premières minutes, des possibles intentions de la réalisatrice. La séquence des photos du quartier montréalais – autrefois ouvrier – qui introduit chaque épisode de la série renvoie aux premiers plans de She’s Gotta Have It (Nola Darling n’en fait qu’à sa tête en version française), à la fois à ceux en noir et blanc du film qu’a lancé la carrière de Lee en 1986 et à ceux en couleurs de la version sérielle, une adaptation de Lee pour la plateforme Netflix en 2017. Les images et histoires qui s’enchaînent garderont davantage de liens avec Do the Right Thing (Lee, 1989).
La rencontre produite par cette websérie entre Bonheur d’occasion et l’oeuvre de Spike Lee est révélatrice de la culture québécoise contemporaine, habituellement remise en question par plusieurs, mais ici heureusement teintée d’éléments d’ailleurs. Le récit se déroule dans ce quartier montréalais mythique – qui avait déjà attisé l’intérêt des cinéastes de l’ONF en 1962, avec une répercussion assez négative, puis de la réalisatrice ontarienne Shannon Walsh en 2010. Cette fois-ci, cependant, il nous est dévoilé par ceux et celles qui le peuplent au quotidien un 16 et un 17 juillet.
AMOURS D’OCCASION est une série chorale, où neuf personnages vivent des situations exceptionnelles, résultat de la torpeur provoquée par la canicule en cours. Cette prémisse fait écho à la tension raciale qui explose sous la chaleur estivale d’un Brooklyn des années 1980 dans Do the Right Thing. Dans le récit sériel, Djamina (Audrey Roger) se retrouve au milieu d’un triangle amoureux entre son ex, Drew (Nate Husser), et son copain, Abel (Sacha Charles). Hind, mère monoparentale (Karina Aktouf), disparaît de la vue des autres à la fin d’une journée exigeante. Si la vie de Drew était auparavant écrasée par ses obligations financières, l’argent lui tombe littéralement du ciel ce 16 juillet. Mei (Wensi Yan) change de rôle avec sa soeur, le temps d’une sieste étrange. Les enfants Enso (Luc-Carl Uzarama) et Ali (Adam Moussamih) voient leurs corps interchangés. Ophélia (Leila Thibault-Louchem), à la suite d’un malaise, se trouve soudainement enceinte de huit mois. Florence (Mylène Mackay) est perturbée par ses remords de jeunesse. Finalement, l’esprit d’Abel est hanté par ses choix du présent.
Les aventures de ces protagonistes font hommage explicite aux oeuvres de Spike Lee : l’annonce radiophonique de la chaleur accablante qui s’empare de la ville, les phénomènes atypiques qu’elle semble y déclencher le temps narratif d’une seule journée, jusqu’à la similarité entre certains personnages. D’entre tous, Louise (Mireille Métellus), la matrone de Saint-Henri, est un amalgame de Da Mayor (Ossie Davis) et Mother Sister (Ruby Dee) dans le Brooklyn, à la fois par ses vices et par son rôle de doyenne du quartier. Facilité par la vue privilégiée qu’offre son balcon au deuxième étage, elle se trouve en position d’observation sur la rue où passent les personnages. Filmée en contre plongée dès sa première image, point de vue des protagonistes de la rue, on la situe en hauteur, affirmant ainsi sa portée sociale. La matrone remplit d’ailleurs l’atmosphère sonore des épisodes avec le combo sax + jazz et incarne l’univers essentiel et revendicateur que Lee a construit tout au long de sa carrière. Puis, le restaurant Kam Wing dans la série, situé au coin de Notre-Dame et Greene, fait écho au dépanneur mené par les Chinois en Do the Right Thing, tandis que le Greenspot équivaut à la pizzeria de Sal, élément central du récit new yorkais. Dans AMOURS D’OCCASION, ces lieux sont les gardiens de la mémoire du quartier, au milieu d’un processus de gentrification qui est dénoncé par Kabuya (à l’image de Lee dans sa version adaptée de She’s Gotta Have It). Pour sa part, Djamina se promène dans les rues de Saint-Henri en croisant d’autres protagonistes comme le faisait Mookie (interprété par le réalisateur lui-même) dans Brooklyn. En revanche, le premier personnage qu’elle croise, Florence, évoque plutôt Bonheur d’occasion tant par le clin d’oeil nominal avec l’héroïne de Gabrielle Roy, Florentine Lacasse, que par leur profession de serveuse.
La filiation avec l’oeuvre de Spike Lee s’étend jusqu’à sa dimension politique et l’effet de porter un tel récit dans les foyers québécois (même si on se restreint au Web pour le moment, la série n’étant disponible qu’en ligne). L’attrait principal de cette fiction repose sur ses personnages et la manière par laquelle ils réforment naturellement l’imaginaire de l’identité québécoise. Étant surtout des enfants d’immigrants, Djamina, Abel, Drew, Mei, Ali et Enso parlent deux ou trois langues maternelles et vont de l’une à l’autre sans effort. Ce multilinguisme peut agacer le visionnement de certains par la présence fréquente de sous-titres au bas de l’écran. C’est pourtant lorsqu’ils parlent français que le choc s’installe définitivement : leur parlure québécoise bouscule les attentes et réfutent toute contestation sur leurs origines. AMOURS D’OCCASION est une affirmation d’existence et, notamment, d’appartenance par cette seconde génération d’immigrants. Une affirmation et revendication silencieuse et puissante. Et le choix judicieux de l’auteure d’ancrer cette diégèse dans le quartier (disons-le!) le plus cinématographique de Montréal n’est pas anodin. Cette mise en image actualise et enrichit le portrait de ce district ouvrier, symbole répété de la classe prolétaire de la Belle Province. Comme les personnages de Gabrielle Roy, qui existaient pour une première fois dans la littérature québécoise; ou ceux de Spike Lee, qui existaient pour une première fois dans le cinéma étasunien à partir d’un point de vue inédit, les personnages d’AMOURS D’OCCASION sont aussi une première où l’on montre ce qui est généralement occulté. Nous voici dans un moment très significatif de l’histoire de la fiction sérielle au Québec.
Un autre choix intéressant, c’est l’union du fantastique au drame pour donner une forme aux épreuves vécues par les nombreux personnages. Les phénomènes absurdes sont le portail vers la réflexion à la dure réalité de tous et chacun. Ils mènent à une discussion sur les enjeux sociaux locaux, mais qui sont tout autant universels : amour et solitude, maternité et monoparentalité, le féminisme, la précarité financière, le racisme, les inégalités sociales ou encore la violence domestique. Et ces adversités sont le point de convergence entre les neuf protagonistes, surtout, entre tous les Québécois. De plus, c’est aussi par cette métamorphose de Saint-Henri, ou le “Brooklyn montréalais”, qu’on peut réunir ce groupe de personnes si diversifié.
La très courte durée des épisodes (qui varie entre 9 et 14 minutes) plonge rapidement les spectateurs dans le coeur de l’action et assure un bon rythme au récit. Le scénario est efficace dans son rôle de nous présenter les défis de ces héros et héroïnes. Combiné à l’étrangeté des événements vécus, laissés en suspens à la fin de chaque chapitre, on garde le public en haleine et éveille son intérêt pour la suite.
En revanche, l’incertitude d’une deuxième saison, qui permettrait d’explorer davantage tous ces points forts, se joue peut-être dans le dénouement très rapide de certaines intrigues. Le retour brusque à la “normalité”, lors du dernier épisode, déleste la série de la force des thèmes qu’elle a abordés. Eva Kabuya aurait dû faire le pari d’y rester et laisser toutes les trames inachevées. Pour sa dimension sociale, pour sa représentation des visages hétérogènes de Montréal; pour son aspect artistique, et l’ensemble très riche de références qu’elle mobilise, pour l’inusité de ses images et de ses intrigues, AMOURS D’OCCASION et ses protagonistes méritent une plus longue vie. Vivement une deuxième saison!
Bande-annonce originale française et anglaise :
Crédits photo : St Laurent TV / ICI Tou.tv